Quand l’Union Européenne tue l’Europe
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LA CONSTITUTION PROTEGE-T-ELLE LES EUROPEENS CONTRE
LA MONDIALISATION NEOLIBERALE ?
La Constitution
proposée s’inscrit dans le courant néolibéral mondial appelé mondialisation
néolibérale ou globalisation. Par définition, le néolibéralisme tend à réduire
les fonctions de l’Etat à des activités sécuritaires. Conformément à cette
doctrine politique, la Constitution (I-5,1) “respecte les fonctions
essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son
intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la
sécurité nationale”. Nulle trace de fonctions opératrices, régulatrices ou
redistributrices dans ce catéchisme néolibéral.
On ne s’étonnera
donc pas que la Constitution proposée soit particulièrement restrictive dès
lors qu’il s’agit de l’intégration européenne dans les domaines fiscaux et
sociaux. Les dispositions qui permettraient d’harmoniser la fiscalité directe
ou l’impôt sur les sociétés, de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales,
contre le blanchiment d’argent ou d’empêcher le dumping fiscal ne pourront être
adoptées que si tous les Etats sont d’accord. De même, les mesures favorisant
l’intégration de politiques sociales ainsi que les décisions de nature à éviter
le dumping social exigeront l’accord unanime (III-171 et 210). Par contre, les
dispositions destinées à concrétiser les quatre “libertés fondamentales de
l’Union européenne” liées à la liberté d’établissement et de circulation
pourront être décidées à la majorité. La Constitution proposée s’inscrit ainsi
dans le droit fil des textes fondateurs de la mondialisation néolibérale
arrêtés au sein de l’OCDE, du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC.
Daniel Cohn-Bendit
et Alain Lipietz, des députés européens (Verts), rejoignant le social-démocrate
Pascal Lamy, proclament en chœur que «l'Union européenne, c’est la première
réponse à la faillite de l’OMC»
15 Ils
ajoutent que le choix n’est pas entre la Constitution proposée et un texte
idéal, mais entre cette Constitution et les traités existants tels qu’ils sont
compilés dans celui de Nice.
Or, le chapitre
consacré à la politique commerciale commune (III-314 et 315) confirme les
orientations des traités antérieurs. Il ne les corrige pas, loin s’en faut.
Contrairement à ce qu’affirment les libéraux de gauche, la Constitution
proposée met les peuples d’Europe en état d’être complètement soumis aux
accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et aux choix fondamentaux
de société qu’ils comportent.
Pire : l’article
I-12 de la Constitution proposée précise que “lorsque la Constitution
attribue une compétence exclusive dans un domaine déterminé, seule l’Union peut
légiférer et adopter des actes juridiquement obligatoires.”
Et l’article I-13 classe la politique
commerciale commune dans le domaine des compétences exclusives. Les Parlements
nationaux sont donc totalement dépouillés de la moindre capacité d’influencer
les accords commerciaux internationaux dont on sait qu’ils sont décisifs pour
la manière dont nos vies sont régentées.
La Constitution
proposée soumet bien les peuples européens à une Union européenne qui adhère
pleinement aux objectifs de la mondialisation néolibérale. Elle consacre la
prééminence d’objectifs commerciaux, économiques et financiers sur les autres
aspects de la vie en société, tout en privant l’Union des pouvoirs qui lui
permettraient d’agir dans des secteurs aussi importants que le contrôle et la
taxation des mouvements de capitaux (III-156).
En fait, avec cette
Constitution (III-315), toutes les matières gérées par l’OMC et celles qu’on y
ajoutera seront traitées à la majorité qualifiée au sein des institutions
européennes, à l’exception des services sociaux, de santé et d’éducation. Les
droits de propriété intellectuelle et l’investissement étranger direct feront
également l’objet de décisions prises à l’unanimité lorsque celle-ci est
requise pour l’adoption des règles européennes (III-315,4). Si l’unanimité
reste également requise pour la culture et les services audiovisuels, cette
garantie est désormais conditionnée par la nécessité de prouver qu’il y a
menace pour la diversité ; en l’absence d’une telle preuve, la décision se
prendra à la majorité. Il n’est pas indiqué à qui incombera la charge de
prouver qu’il y a menace. Il est certain que le pays qui tentera de le faire
sera accusé de remettre en cause un accord commercial déjà négocié et approuvé
par le négociateur unique de la Commission européenne.
En dehors de ces cinq exceptions, un Etat seul ne pourra
plus empêcher une décision si elle recueille la majorité. Il faut signaler que
le projet de Constitution issu de la Convention, projet résolument soutenu par
les Lipietz et les Strauss-Kahn, avait, à la demande de la Commission,
abandonné l’exigence d’unanimité pour les services sociaux, de santé et d’éducation,
exigence qui se trouvait dans le traité de Nice. C’est sur l’insistance de la
Finlande et de la Suède que cette exigence a été rétablie par la CIG.
Le processus de
prise de décision est inchangé. Le Comité 133 est maintenu. Il sera sans doute rebaptisé
par son nouveau numéro (provisoirement 217). Dans le secret des délibérations,
à partir de documents qu’aucun parlementaire national ou européen n’a le droit
de consulter, des hauts fonctionnaires de la Commission et des Etats membres,
c’est-à-dire des personnes qui n’ont aucune responsabilité devant les citoyens,
vont continuer à procéder à des choix de société fondamentaux.
La Commission
européenne, dont les pouvoirs sont ainsi considérablement renforcés, va être en
mesure de mieux encore répondre aux attentes des milieux d’affaires, par
exemple, en favorisant l’expansion des organismes génétiquement modifiés, en
poussant encore davantage les négociations à l’OMC dans le sens de la
libéralisation des investissements, du renforcement des droits de propriété
intellectuelle sur les espèces vivantes et sur les médicaments ou de la
privatisation des services.
L’article III-314,
consacré à la politique commerciale commune, constitue un exemple spectaculaire
de l’orientation idéologique de ce projet de Constitution, puisqu’il assigne à
l’Union “la suppression des restrictions aux investissements étrangers
directs”. Or, au même moment, la Banque mondiale reconnaît, à partir d’une
étude portant sur les investissements dans trente et un pays au cours des vingt
dernières années, que la libéralisation du régime de ceux-ci ne provoque pas
pour autant leur augmentation. Mais tel n’est pas le but de cette orientation.
Les auteurs de la Constitution proposée ont simplement répondu là à une attente
des milieux d’affaires, qui voudraient ne plus avoir à tenir compte des
législations fiscales, sociales et environnementales des pays où ils
investissent, législations considérées comme des restrictions à leurs
activités. En conséquence, adopter cette disposition de la Constitution
signifie donner le feu vert au retour de l’Accord multilatéral sur
l’Investissement (AMI) rejeté en 1998.
Les effets conjugués
des articles I-13 (compétences exclusives de l’Union dans la quasi-totalité des
matières liées au commerce international), III-122 (services d’intérêt économique
général), III-176 (droits de propriété intellectuelle), III-314 et III-315
(politique commerciale commune) fournissent pleinement et durablement les
moyens d’imposer les accords de l’OMC aux peuples d’Europe.
Ce projet de
Constitution ne protège donc pas contre la globalisation, il nous y soumet.
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