Quand l’Union Européenne tue l’Europe
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LA CONSTITUTION REPRESENTE-T-ELLE "UN PAS EN AVANT" SOCIAL ?

Le Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicat a déclaré que “la Constitution représente un pas en avant pour les travailleurs (Le Monde, 17 juillet.2004). Il y aurait donc progrès. On juge d’un progrès par rapport à un acquis. Quel est notre acquis au moment où cette Constitution nous est proposée ?

Notre acquis est constitué par les textes fondamentaux que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Notre acquis est également constitué par les textes adoptés dans le cadre de l’Organisation Internationale du Travail qui résultent de négociations entre les Etats, les organisations patronales et les organisations syndicales. On pense en particulier aux huit conventions sociales de base. Tous ces textes ont été signés et ratifiés démocratiquement par tous les Etats qui faisaient partie de l’Union européenne à la veille de l’élargissement intervenu le 1 mai 2004. Tout aussi fondamentales sont les dispositions constitutionnelles et légales de chaque Etat membre de l’Union européenne. C’est par rapport à cet ensemble de textes qu’il faut juger s’il y a ou non “un pas en avant” dans la Constitution européenne proposée.

La Constitution proposée indique (I-9) que l’Union européenne adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Il n’est pas indiqué qu’elle adhère à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, ni au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ni au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La différence ? La Convention européenne ne créé aucun droit collectif ou social contrairement aux trois autres documents.

La Constitution proposée n’indique pas qu’elle adhère à la Charte sociale européenne signée à Turin le 18 octobre 1961, ni à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989. Elle se contente de mentionner ces documents à titre d’exemples, sans affirmer qu’ils engagent l’Union. Par contre, le texte souligne “la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie” (III-209).

La “charte des droits fondamentaux de l’Union”, qui occupe la deuxième partie de la Constitution proposée et qui devrait énumérer les droits fondamentaux reconnus aux femmes et aux hommes vivant en Europe en ce début de XXI ème siècle, porte bien son nom : une charte – terme qui désignait, sous l’Ancien Régime, un texte octroyant des droits concédés par les puissants. Ici aussi, les élites offrent aux peuples les droits qu’elles daignent leur reconnaître.

Mais ce qui est plus grave, c’est que non seulement l’intitulé, mais également le contenu représentent une catastrophique marche arrière. A bien des égards, la charte des droits fondamentaux est en retrait par rapport au Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels adopté en 1966, ratifié par tous les Etats invités à adopter le projet de Constitution européenne, et entré en vigueur en 1976 comme par rapport à un certain nombre de dispositions constitutionnelles et légales existant dans plusieurs pays de l’Union. D’ailleurs, dans le préambule de cette charte, il n’est fait aucune référence à la Déclaration universelle des droits de l’Homme ou au Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels.

Le droit au travail, c’est-à-dire le devoir pour les pouvoirs publics de garantir ce droit, figure à l’article 6 du Pacte et à l’article 23 de la Déclaration universelle, mais également dans la Constitution de la Belgique (art 23,1), de l’Espagne (art.35), de la Finlande (art. 18), de la France (Préambule), du Grand-duché de Luxembourg (art. 11,4), de l’Italie (art 35 ), de l’Irlande (art.45,2), des Pays-Bas (art.19), du Portugal (art.58). Dans la Constitution qu’on nous propose, il a disparu ; on l’a remplacé par “le droit de travailler” (art. II, 75). Il ne manquerait plus que cela !

D’autres droits, acquis de haute lutte dans certains pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grand-duché de Luxembourg, Italie, Irlande, Pays-Bas, Portugal, Suède), tels le droit à un revenu minimum, le droit à une pension de retraite, le droit aux allocations de chômage, le droit à un logement décent, l’accès égal pour tous à un certain nombre de services et le droit à apprendre tout au long de la vie ne figurent nulle part dans cette Constitution et l’Union européenne n’a donc aucune obligation de bonne fin à cet égard.

Quant au droit à la sécurité et à l’aide sociales comme au droit aux soins de santé, ils étaient déjà consacrés en 1948 par l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que dans la Constitution de la Belgique (art 23,2), de l’Espagne (art.41 et 43), de la Finlande (art. 19), de la France (Préambule), du Grand-duché de Luxembourg (art. 11,5), de l’Italie (art 38 ), de l’Irlande (art.45,4), des Pays-Bas (art. 20), du Portugal (art.63 et 64). Dans la Constitution proposée, ces droits sont actés dans des formules vagues qui n’offrent aucune garantie juridique. Ainsi la Constitution “reconnaît et respecte” (art. II-94) le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux dans les Etats où ils existent. Comme pour l’accès aux soins de santé (art. II-95), elle n’impose pas qu’on crée ce droit et n’interdit pas qu’on le réduise ou qu’on le supprime quand il existe. Le texte renvoie explicitement aux règles établies par le droit de l’Union, règles qui jusqu’ici ont le plus souvent servi à démanteler les systèmes de protection sociale. La formulation “reconnaît et respecte” est un leurre qui n’engage pas les institutions européennes.

On aurait pu, en regard des quatre dogmes libre-échangistes érigés (I-4) en “libertés fondamentales de l’Union” (liberté d’établissement et libre circulation des personnes, liberté d’établissement et libre circulation des services, liberté d’établissement et libre circulation des marchandises, liberté d’établissement et libre circulation des capitaux) équilibrer le pouvoir ainsi donné au marché par des droits collectifs. On a fait le choix de les refuser.

On le constate, la régression est nette. Il n’y a aucun “pas en avant”, mais de nombreux pas en arrière. Cela n’empêche pas les sociaux-démocrates français Delanoë et Strauss-Kahn d’affirmer qu’il s’agit de la “déclaration des droits la plus complète et la plus moderne à ce jour qui consolide des droits sociaux très étendus 8

Pis encore, les législations nationales qui, selon les pays, confèrent ces droits exclus de la Charte ne seront plus protégées, vu l’existence d’une Constitution européenne qui soumet la fonction redistributrice des Etats membres aux exigences libre-échangistes et monétaristes de l’Union. Les droits fondamentaux s’effacent devant la nécessité de traiter la politique économique comme une “question d’intérêt commun” (art. III- 179) dans “le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre” (art. III-178). Un aréopage de technocrates qui n’ont jamais de comptes à rendre aux citoyens est chargé de la bonne exécution de ces dispositions puisque l’article III-184, 2 indique que “la Commission surveille l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les Etats membres pour déceler les erreurs manifestes”. On peut être certain, avec l’idéologie dont elle a la garde, que la Commission ne manquera pas d’identifier les politiques sociales comme des “erreurs manifestes”.

Enfin, toute proposition devra faire l’objet d’une décision unanime du Conseil des ministres dès qu’il s’agira de sécurité sociale, de protection sociale, de protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, de représentation et de défense collective des travailleurs et des employeurs ainsi que des conditions d’emploi des ressortissants de pays tiers en séjour régulier (III-210, 1 et 3).

Certains affirment que les limites dans le domaine social sont compensées par le volontarisme du texte en matière d’emploi. C’est encore une fois de la poudre aux yeux : la Constitution proposée souligne que les politiques de l’emploi des Etats doivent respecter les grandes orientations de politique économique qui sont encadrées par les exigences de l’économie de marché (III-204).

Enfin, le champ d’application de cette charte a été limité suite aux exigences des sociaux-démocrates britanniques. Les articles II-111 et II-112 précisent que ce qui se trouve dans cette charte ne pourra s’appliquer qu’à la législation européenne, pas aux législations nationales. Dès lors qu’il s’agit de droits fondamentaux, si limités soient-ils, il n’y a plus de prééminence de la Constitution.

Dans le préambule de la charte, un paragraphe a, du reste, été ajouté, par rapport au texte proclamé lors du sommet de Nice, qui lie la portée de celle-ci à une interprétation restrictive formulée lors de sa rédaction. Il en résulte, par exemple, que cette charte ne pourra pas être invoquée au pays de Thatcher et de Blair pour mettre fin au travail des enfants. L’Europe, pour faire quoi ? Convenons, avec l’ancien Président du Conseil constitutionnel français, Robert Badinter, que “l’Europe sociale ne progresse pas, sauf dans les déclarations 9 ”.

Comme l’observe très justement le professeur de droit public Serge Regourd, le projet de Constitutionremet en cause la logique des ”droits créances” qui caractérisent nos systèmes nationaux : les libertés ne sont plus conçues en termes de garanties, ou de prestations à la charge de la collectivité publique et dont celle-ci dit assurer la réalisation au bénéfice des citoyens, mais comme de simples facultés que les individus peuvent éventuellement mettre en œuvre, selon la logique libérale antérieure à l’émergence de l’État-providence. C'est donc bien d’une régression qu’il s'agit 10


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