Quand l’Union Européenne tue l’Europe
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LE PRINCIPE DE LA
SOUVERAINETE DU PEUPLE
EST-IL RESPECTE PAR
LA CONSTITUTION PROPOSEE ?
La Constitution renforce-t-elle le caractère démocratique des institutions européennes
alors que près de 50 ans de “construction européenne” ont matérialisé un déclin
des pratiques démocratiques ?
Le fondement de la démocratie réside dans la souveraineté populaire. Pour qu’un
Etat soit démocratique, il faut que soit affirmé dans sa Constitution et qu’il
soit vérifié que tous les pouvoirs émanent du peuple ET DE LUI SEUL. Le peuple
est l’unique source de l’autorité. Hors de ce principe, point de démocratie.
En décidant de transférer des attributions jusque-là exercées dans un cadre où
s’applique ce principe vers un cadre dit supranational où, pendant des
décennies, on ne s’est pas soucié de l’appliquer, on a provoqué un déclin de la
pratique démocratique. Tous les observateurs en conviennent. Ils ont même créé
une expression empruntée au langage comptable pour désigner ce phénomène :
déficit démocratique. Tous les gouvernements s’en sont accommodés et ils continuent.
a) 25 peuples soumis à une Commission et un conseil des ministres incontrôlables
La Constitution proposée confirme et conforte une extraordinaire concentration de
pouvoirs à un ensemble formé par le Conseil des Ministres (soit aujourd’hui 25
gouvernements coalisés, demain 27 voire 28) et la Commission. Face à cette
concentration de pouvoirs, pour créer l’équilibre indispensable, il fallait
reconnaître l’existence d’un peuple européen souverain et lui permettre d’être
représenté comme tel par un authentique parlement. La Constitution le refuse.
Dès lors, face à la concentration de pouvoirs formée par les institutions européennes,
que pèse la souveraineté du peuple alors qu’elle demeure tronçonnée entre 25
entités en outre dépouillées de toutes les compétences transférées à l’Union
européenne ?
L’inévitable
tension existant entre gouvernants et gouvernés au sein d’un Etat est exacerbée
par le fait qu’aujourd’hui chacun des peuples est confronté aux décisions
prises non pas par son seul gouvernement, mais par la coalition permanente de
25 gouvernements et d’une Commission irresponsable devant lui. L’équilibre
péniblement atteint et toujours fragile réalisé dans le cadre national n’a pas
été transposé au niveau européen. Il est rompu. La démocratie en est d’autant
affaiblie.
En plus, est impossible de sanctionner collectivement le Conseil des Ministres,
c’est à dire l’instance européenne de décision par excellence. Ce collège n’est
responsable ni devant le Parlement européen, ni devant les parlements
nationaux.
La Constitution pervertit l’idée même de démocratie : elle affirme que l’Union
européenne est fondée sur les valeurs de démocratie (art. I-2) alors qu’elle
écarte la condition de base de tout système démocratique : la source unique
de la souveraineté réside dans le peuple. On nous dira que les pouvoirs
considérables des institutions européennes émanent, indirectement, des élus
nationaux. Certes, les peuples délèguent la souveraineté aux élus qui la
délèguent à leur gouvernement qui la délègue au Conseil des Ministres européens
qui en délègue une grande partie à la Commission européenne laquelle n’est pas
responsable devant les peuples. Quand la délégation des pouvoirs se transmet
ainsi à un deuxième, puis à un troisième et ensuite à un quatrième degré, on
n’est plus dans un système démocratique. Ce n’est plus qu’un ersatz de
démocratie. La délégation poussée à ce stade devient un instrument de dilution
de la souveraineté populaire et donc de la démocratie.
De plus, la Constitution proposée consacre le passage de la démocratie à la
technocratie. À l’article I-26, elle confie à la Commission, c’est-à-dire à un
aréopage irresponsable de technocrates au service des milieux d’affaires, la
garde de l’ “intérêt général” et la “représentation extérieure de l’Union”.
b) des réformettes qui ne corrigent pas le recul démocratique
Le “déficit démocratique” est loin d’être corrigé par les quatre nouveautés
inscrites dans la Constitution présentées comme de grandes avancées
démocratiques par ceux qui veulent à tout prix qu’on se rallie à ce texte :
1. Le droit de pétition (art. I-47, 4). Un
million de citoyens européens “peuvent prendre l’initiative d’inviter la
Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition
appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyennes et citoyens
considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de
l’application de la Constitution.” Cette initiative citoyenne est limitée à
ce qui est prévu par la Constitution. La Commission en fait ce qu’elle veut.
Rien n’indique qu’elle soit contrainte de donner suite à la pétition. Ce qui
signifie que si, par exemple, un million de citoyens demandaient que la
distribution d’eau ne soit pas privatisée, une telle proposition, à supposer –
belle et longue bataille d’interprétation en perspective – qu’on accepte de
considérer qu’elle s’inscrit dans le cadre de la Constitution, pourrait très
bien être envoyée à la poubelle par la Commission au motif qu’elle
a fait le choix de privatiser la distribution de l’eau et qu’elle a obtenu le
soutien des gouvernements. Bel exemple des désinformations auxquelles s’aventurent
les défenseurs de ce projet de Constitution, Mme Noëlle Lenoir, alors ministre
française déléguée aux Affaires européennes du gouvernement Raffarin II, n’a
pas craint d’affirmer : “Il suffira de rassembler un million de signatures
en Europe pour obliger la Commission à entamer une procédure législative 1 ”.
Il s’agit là d’une présentation totalement mensongère, car il n’y a aucune
obligation pour la Commission. Dans une version plus douce de l’intox, les
Verts font croire que “un million de citoyens pourraient proposer par
pétition une loi européenne 2 ”. C’est une tromperie. Le texte de
la Constitution fait état d’une “proposition sur des questions pour
lesquelles ces citoyennes et citoyens considèrent qu’un acte juridique de
l’Union est nécessaire.” Entre conférer un droit d’initiative législative,
comme le font croire les Verts français, et soumettre à l’avis discrétionnaire
de la Commission une proposition, il y a une marge considérable. D’ailleurs,
rien n’autorise à affirmer que la pétition devrait automatiquement déboucher
sur une loi. La Constitution évoque “un acte juridique”. Or, la
définition des actes juridiques de l’Union donnée par l’article I-33 mentionne
que le règlement, la décision, la recommandation et l’avis sont aussi des actes
juridiques. Il faut signaler que la CIG a modifié la formulation de cette
disposition dans un sens qui laisse totalement dans le flou la latitude de la
Commission en présence d’une telle pétition. Déplorons également que la
Constitution n’ait pas institué au niveau européen la possibilité d’un
référendum. C’est-à-dire une consultation populaire contraignante qui aurait pu
s’appliquer en premier lieu à l’adoption et à la révision de la Constitution.
D’autant que cette dernière, en son article I-1, se réclame de “la volonté
des citoyens de bâtir leur avenir commun”. Une volonté à laquelle on se
réfère, mais à laquelle on refuse le droit de s’exprimer.
2. La procédure de désignation de la Commission européenne. Certains 3
n’hésitent pas à affirmer qu’elle sera “issue du suffrage universel ”. C’est
solliciter beaucoup les textes. Qu’en est-il exactement ? La prétendue élection
du président de la Commission européenne par le Parlement européen est une
parodie de démocratie, puisqu’il est très précisément indiqué (art. I-27, 1)
que “le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au
Parlement européen un candidat à la fonction de président”. Ce sont les
gouvernements qui choisissent et, ensuite, le Parlement est prié d’entériner.
S’il refuse – et il en a le droit – les gouvernements doivent proposer un autre
candidat. La seule nouveauté, c’est qu’il est indiqué qu’ils doivent tenir
compte du résultat des élections, c’est-à-dire qu’ils doivent choisir un
candidat susceptible d’être accepté par la majorité du Parlement européen.
Quant aux autres Commissaires, ils sont proposés par le Président désigné aux
gouvernements qui en dernier ressort acceptent ou refusent la liste présentée.
Le Parlement entérine ce choix après avoir auditionné les candidats, dans un système
qui s’inspire des auditions du Congrès américain. En réalité, on a instauré
pour la désignation de la Commission une sorte de codécision entre les
gouvernements et le Parlement européen. Mais c’est tromper les Européens que
d’affirmer que la Commission serait “issue du suffrage universel”. S’il en
était ainsi, elle serait également comptable devant les citoyennes et les
citoyens. Ce qui n’est pas du tout le cas.
3. L’extension des matières pour lesquelles le Parlement sera associé à la
procédure de codécision. Certes, cette extension est réelle. On va passer de 37
matières à environ quatre-vingt. Mais la Commission garde le monopole de
l’initiative : “un acte législatif ne peut être adopté que sur
proposition de la Commission, sauf dans les cas où la Constitution en dispose
autrement” (art. I-26). Le Parlement européen n’a toujours pas le droit de
proposer des textes législatifs, alors qu’il s’agit d’une des fonctions de base
de l’institution parlementaire.
4. La possibilité pour un tiers des Parlements nationaux (9 sur 25) d’obliger la
Commission à réexaminer une de ses propositions lorsqu’elle concerne une
matière pour laquelle s’applique le principe de subsidiarité (art. I-11, 3 et
protocole sur l’application des principes de subsidiarité). Mais la Commission
peut maintenir sa proposition. D’autant qu’elle est investie du pouvoir de
“veiller à l’application des dispositions de la Constitution”. Il faut
alors que ces neuf Parlements nationaux introduisent une action
devant la Cour de justice européenne. On voit dans quels enlisements
procéduraux et judiciaires un choix politique contraire à celui de la
Commission risque d’être enterré.
5. La publicité des séances du Conseil des ministres lorsqu’il agit comme législateur
(art. I-24,6 et I-50,2). Ainsi donc, le Conseil des ministres va tenir des
réunions publiques lorsque son ordre du jour sera uniquement consacré à
l’adoption d’une loi européenne. On voudrait faire croire qu’il s’agit là d’une
percée démocratique transformant le Conseil en une sorte de Parlement. Mais la
confusion ainsi créée entre l’enceinte intergouvernementale par excellence et
la fonction parlementaire indique les limites d’un tel exercice. Celui-ci
n’aura pour effet que de dissimuler les oppositions idéologiques ou politiques
derrière les oppositions entre Etats.
c) un Parlement européen qui cautionne sans contrôler
Sans minimiser l’importance de l’extension des matières pour lesquelles le Parlement
européen sera associé, il faut convenir que ces réformettes ne parviennent pas
à dissimuler la médiocrité persistante des pouvoirs de ce Parlement au regard
des exigences de base d’un système démocratique.
Historiquement, les assemblées parlementaires ont été créées pour voter les recettes et les
dépenses. Ensuite, elles ont exercé une fonction législative. Et dans les
systèmes démocratiques les plus avancés, elles exercent une fonction de
contrôle de l’Exécutif. Qu’en sera-t-il du Parlement européen si la
Constitution est ratifiée ?
En lisant l’article I-20,1, on a le sentiment que la Constitution crée un
authentique parlement : “Le Parlement européen exerce, conjointement avec le
Conseil, les fonctions législative et budgétaire. Il exerce des fonctions de
contrôle politiques et consultatives dans les conditions fixées par la Constitution.
Il élit le Président de la Commission”. On dispose, avec cet article d’un
bel exemple de cette démocratie en trompe l'œil que propose la Constitution à
ratifier. On vient de lire que le Parlement “élit le Président de la
Commission ”. Mais on a vu que l’article I-27,1 indique que ce sont les
gouvernements qui choisissent le candidat à la présidence. Ce que la
Constitution fait semblant d’établir ici, elle le dément là. Ainsi, il se
trouvera toujours une possibilité de faire dire à ce document ce qu’il ne dit
pas et de taire ce qu’il dit. Ce qui vaut pour “l’élection” du Président de la
Commission vaut pour l’ensemble des pouvoirs du Parlement.
Le Parlement votera-t-il les recettes de l’Union ? Il ne détermine pas les types
de ressources propres de l’Union. Il donne seulement son avis sur les
propositions de la Commission. Par contre, les modalités de perception des
ressources, telles que proposées par la Commission, doivent être approuvées par
le Parlement. En fait, comme il n’y a pas d’Europe fiscale, les pouvoirs du
Parlement européen sont plus que modestes en la matière. Il lui est totalement
impossible de lutter contre la fraude fiscale ou contre le dumping fiscal
devenu une réalité de grande ampleur avec l’élargissement.
Le Parlement adoptera-t-il les budgets de l’Union ? Le budget est préparé par la
Commission et adopté par le Conseil des Ministres. Il est ensuite soumis au
Parlement où il est soit approuvé tel quel, soit amendé. Dans ce dernier cas,
il faut que les modifications apportées fassent l’objet d’un accord entre le
Conseil et le Parlement pour que le budget soit définitivement adopté. C’est un
des rares progrès apportés par la Constitution dans la mesure où le Parlement
se prononce sur la totalité du budget.
Dans quelle mesure le Parlement sera-t-il législateur ? Il ne sera jamais
législateur unique. Il sera, dans un nombre accru de matières, colégislateur.
Mais il faut convenir qu’il s’agit là d’une caractéristique commune de la
démocratie parlementaire : rares sont les cas, même s’ils existent, où un
parlement impose un texte contre l’avis ou sans l’accord du gouvernement. Ce
qui affaiblit considérablement le Parlement européen en tant que pouvoir
législatif, c’est qu’il lui est interdit de proposer ses propres textes sur
quelque sujet que ce soit. Il peut demander à la Commission de lui soumettre un
texte, mais les parlementaires ne peuvent pas proposer au débat des textes dont
ils seraient les auteurs. En outre, il n’a pas le droit de légiférer dans une
série de matières où seul le Conseil des Ministres est législateur. Ce qui
revient à réduire le Parlement à une assemblée qui cautionne des choix décidés
au niveau de l’Exécutif.
Le
Parlement exercera-t-il un contrôle effectif sur les choix politiques et le fonctionnement
des autres institutions européennes et en particulier de la Commission ? C’est
dans ce domaine que le Parlement européen reste extraordinairement faible. En
fait, la Constitution n’apporte rien de nouveau par rapport aux traités
existants. Le Parlement peut exercer un contrôle de conformité des actes de la
Commission et donc enquêter sur des fautes de gestion.
Il ne peut orienter les
choix politiques proposés par la Commission et approuvés par le Conseil des
Ministres.
Il ne peut désavouer individuellement un
Commissaire. S’il estime que les conditions sont réunies pour sanctionner un
Commissaire, il est contraint de désavouer l’ensemble de la Commission. Et pour
ce faire, il doit réunir une double majorité formée par les deux tiers des
suffrages exprimés et la moitié des membres de l’assemblée (III-340). La
Commission, qui remplit des tâches éminemment politiques, n’est pas soumise à
un contrôle clairement politique de la part des parlementaires. Ces limites
laissent une marge de manœuvre immense aux membres de la Commission qui ne sont
guère enclins à rendre des comptes. C’est d’ailleurs ce qu’avaient souligné les
cinq sages dans le rapport qu’ils ont déposé peu avant la démission de la
Commission Santer : “il devient difficile de trouver quelqu’un qui ait le
moindre sentiment d’être responsable 4 ”. En fait, c’est
l’ensemble du système institutionnel qui est en crise. Mais la Constitution n’y
porte pas remède.
A regret, un seul constat s’impose : plus on avance dans la construction européenne,
plus on recule dans le respect des principes démocratiques. Le Parlement
européen, abusivement présenté comme le siège de la souveraineté populaire,
n’est qu’une caricature d’institution parlementaire.
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