COMMENT LES MULTINATIONALES CONSTRUISENT L'EUROPE ET L ECONOMIE MONDIALE


Deux livres ont été présentés lors de cette conférence :

Le premier est une histoire des groupes de pression sur une assez longue période. Ses anecdotes en font un ouvrage agréable à lire.

Le second se concentre plus sur l'Europe contemporaine et constitue plus un ouvrage de référence.

L'INDUSTRIE DU MENSONGE
LOBBYING, COMMUNICATION, PUBLICITE & MEDIAS

John Stauber & Sheldon Rampton
Traduit de l'anglais par Yves Coleman
Préface, notes et extension au contexte européen par Roger Lenglet
Parution : octobre 2004 ISBN : 2-7489-0012-X 336 pages - 12 X 21 cm - 20 euros

Résultat d'une enquête d'investigation sur l'" industrie du mensonge " que constitue l'alliance entre lobbying, médias et publicité, ce livre montre les effets sur l'organisation sociale de ce contrôle des communications au service des grandes entreprises. Car les " attachés de presse " ne se contentent plus de fabriquer les dossiers, les " reportages en kit " et les articles préfabriqués qu'utilisent les journalistes et les rédacteurs en chef paresseux. Ils ne se limitent plus à " construire des passerelles vers la prospérité "... Le lobbying est devenu un moyen de communication à part entière, une industrie conçue pour modifier notre perception de la réalité, la remodeler et fabriquer du consentement au service de ceux qui tiennent à garder leur pouvoir.

EUROPE INC.
COMMRNT LES MULTINATIONALES CONSTRUISENT L EUROPE ET L ECONOMIE MONDIALE
Observatoire de 1'Europe industrielle (Belén Balanyá, Ann Doherty, Olivier Hoedeman, Adam Ma'anit, Erik Wesselius)
Préface de Raoul Marc Jennar Nouvelle édition revue et actualisée
Traduit de l'anglais par Mickey Gaboriaud et Benoît Eugène
Collection de poche
Parution : 12 avril 2005 ISBN : 2-7489-0049-9 512 pages 11 x 18 cm - 12 euros

En 2004, le Conseil européen invitait tout naturellement Gehrard Cromme, PDG de Thyssenkrupp et président de la Table ronde des industriels européens (ERT) - lobby qui constitue depuis les années 1990 une des principales forces de la scène politique européenne. Dans son discours, il appelait de ses vœux la concentration, entre les mains d'un " commissaire unique - tout dévoué à la concurrence totale sur des marchés libres -, des portefeuilles du marché intérieur, de l'industrie et de la recherche, capable d'accélérer au niveau européen mais aussi aux échelons nationaux la mise en œuvre des décisions ". Et de conclure : " Il est temps de savoir à quel niveau d'excellence nous pouvons parvenir. Le marché mondial sera notre seul juge. "
Le Conseil devrait procéder au printemps 2005 à l'évaluation de la stratégie de Lisbonne, Outre les recommandations de l'ERT, i1 pourra s'appuyer sur le rapport d'un " groupe de haut niveau " qui compte un responsable d'Unilever, le vice-président de Nokia, le directeur général de la Société européenne des satellites, et l'ancien président de la Confédération européenne des syndicats. Le rapport reprend à son compte la nécessité de tenir les objectifs et les délais fixés avant l'élargissement et la crise des valeurs technologiques, malgré ou peut-être à cause de l'opposition grandissante des citoyens qui découvrent les conséquences sociales et environnementales de cet agenda.
En fin de page la préface de ce livre :


ATTENTION: Ceci n'est pas une retranscription de la conférence, mais un simple texte reconstruit à partir des notes d'un auditeur. Ces notes ne prétendent ni à l' exhaustivité ni à l'objectivité (une part de subjectivité étant toujours présente dans ces conditions), ni même à l'absence d'erreurs.

Benoît Eugène demande d'excuser ce changement de conférencier au dernier moment.
La seconde édition du livre a curieusement brûlé dans les entrepôts marseillais. Il s'agit donc d'une réimpression.
Comment est-on arrivé au projet de privatisation de l'eau potable par exemple ?
Comment fonctionnent les institutions européennes ?
Comment faire valoir ses intérêts auprès des institutions ?
Des sociétés s'occupent de ces démarches pour la modique somme de 800€ de l'heure.
La société civile est désignée sous le terme d'Organisation Non Gouvernementale, qu'il s'agisse de Multinationales avec des moyens énormes ou d'organisations chargées le la protection de l'intérêt général (environnement, démocratie, santé etc...).
Comment savoir ce qui se passe au niveau des comités ou de la commission pour une ONG ?
Des cabinets de consultants sont là pour cela, bien que le travail soit en général fait par des stagiaires. En effet, plus on peut intervenir en amont des décisions, plus on peut influencer le processus. Les experts du gouvernement américain, sont parfois présents lors des délibérations. Ainsi un mécanisme d'alerte précoce est prévu pour éviter les conflits à l'OMC.
Des groupes de pression représentent non seulement les grandes entreprises, mais aussi des groupements de grandes entreprises par secteur d'activité (Europabio par exemple).
Dans le domaine de la chimie le projet reach doit établir l'innocuité des nouveaux produits mis sur le marché. Mais plusieurs groupes de pression du secteur de la chimie essayent de s'y opposer.
Pour le vice-président de la commission le lobbying n'est pas un problème (discours de Cambridge). Pourtant 15 000 personnes font partie de ces groupes de pression, leur budget est de 90 000 000 d'euros par an.
En Europe contrairement aux Etats Unis d'Amérique les groupes de pression ne sont pas obligés de déclarer pour qui il travaillent.
Le but est de se fixer à soi-même les règles les moins contraignantes possibles.
Un autre type de groupe de pression est celui des groupements patronaux.
La convention de Kyoto a été vidée de son sens par des solutions de marché (achat de quotas de pollution).
En cherchant à empêcher le parlement de légiférer (cf. discours de commissaire cité précédemment) sinon on arrive à une situation de régime d'assemblée (4ème république française).
Nicole Fontaine a inauguré un arbre planté devant le parlement. Dont les photos sont explicites.



L'arbre de la liberté est financé par la Fédération européenne de lobbying & publics affairs.
Montesquieu disait qu'à tout pouvoir devait s'opposer un contre-pouvoir.
Cohn Bendit lui-même ne savait pas que le Parlement était locataire d'un consortium privé qui avait détruit tout un quartier pour cette opération.
A Liège un homme arrêté pour avoir vendu des passeports diplomatiques travaillait en fait au noir pour une entreprise privée chargée de déménager des bureaux du Parlement.
Peu de moyens humains disponibles implique une sous-traitance généralisée. Par exemple l'université de Cambridge a répondu à un appel d'offre pour savoir combien d'emplois étaient créés pour un euro dépensé dans les régions périphériques, les données manquant, des résultats bidons furent fournis. Le payement se fait généralement au noir car aucun autre moyen n'est prévu.
L'absence d'agence de contrôle indépendante conduit à une auto-évaluation.
Comment sont produites les politiques publiques ? Depuis Amsterdam il s'agit d'arbitrer entre les intérêts (environnement, santé, compétitivité...).
Au sommet de la hiérarchie l'UNICE suit chaque stade d'évolution des textes. Les amendements sont proposés par secteur.
Un autre type de groupe de pression, les fondateurs :
La Table ronde des industriels européens regroupe 45 des plus grandes multinationales pour un chiffre d'affaire annuel de 950 000 000 000 d'euros. Contrairement à l'UNICE ils construisent une politique à long terme. Par exemple le livre vert de Delors est une copie d'un rapport de la table ronde.
Les commissaires rencontrent les membres de l'ERT les remercient de leur aide mais il n'y a pas de notes de ces réunions.
Il n'y a pas de séparation des politiques publiques et des entreprises. Le commissaire François-Xavier Ortoli (finances) a été aussi Président du groupe Total et des industriels belges. Pour ne pas être directement recrutés par des entreprises ils restent un temps expert auprès de l'entreprise.
Lors des négociations à l'OMC c'est la liste des services demandés par les groupes de pression patronaux qui sera accepté pour l'offre de libéralisation des services.
Le TABD (patrons des Etats unis et de l'Europe) ont fait pression sur Pascal Lamy (crédit lyonnais) pour l'élection d'un coprésident américain.
L'ERT a servi de base à la fondation des traités.
La constitution juridise un rapport de forces
- Marché unique
- euro (indicateurs uniquement économiques)
- élargissement (critères uniquement économiques)
- réseaux transeuropéens Les autoroutes sont nécessaires pour maintenir des flux tendus. D'ici 2015 on prévoit un doublement du trafic des camions. Des trains privés pour les hommes d'affaires partent toutes les demi-heures mais ont un prix en conséquence. Le train Ostende Cologne s'arrête maintenant à la frontière allemande pour fournir une clientèle captive aux trains privés.
Les centres européens sont tels que les cadres puissent faire l'aller retour dans la journée. Les choix politiques sont faits en conséquence on mettra 800M€ sur la ligne gare de l'est Roissy plutôt qu'en amélioration du RER B.
L'agenda de Lisbonne prépare une réforme de l'éducation pour être mieux au service de l'entreprise.
Les retraites sont considérées comme une bombe à retardement pour la compétitivité des entreprises.
L'ERT pour faire pression avant chaque réunion envoie une lettre à chaque président.
Les transnationales ont façonné la maison Europe, en ont fait les murs porteurs, ont défini l'affectation des pièces, et même le rôle de chacun, ils s'occupent de la peinture verte de la décoration. N'y posons pas la dernière tuile récupérée sur les ruines de nos acquis démocratiques.



Le gouvernement des lobbies : la gouvernance contre la démocratie Préface de Raoul Marc Jennar

" Les dominants peuvent compter sur des milliers de complicités, spontanées ou appointées – comme celles des dizaines de milliers de professionnels du lobbying qui, à Bruxelles, hantent les couloirs de la Commission, du Conseil et du Parlement. La vulgate néolibérale, orthodoxie économico-politique si universellement imposée et si unanimement admise qu'elle paraît hors des prises de la discussion et de la contestation, n'est pas issue d'une génération spontanée. Elle est le produit du travail prolongé et constant d'une immense force de travail intellectuel, concentrée et organisée dans de véritables entreprises de production, de diffusion et d'intervention. Par exemple, la seule Association des chambres américaines de commerce [AMCHAM] a publié, dans la seule année 1998, dix ouvrages et plus de soixante rapports et pris part à environ 350 réunions avec la Commission européenne et le Parlement. "
Ce constat, dressé par Pierre Bourdieu il y a quatre ans, demeure plus que jamais pertinent. Et rien dans le traité constitutionnel européen qu'on se prépare à imposer aux peuples d'Europe pour plusieurs générations n'en modifiera les termes. L'expression " déficit démocratique ", qui qualifie depuis son origine la construction européenne, cache en fait un véritable déclin de l'exigence et des principes démocratiques dont nos régimes politiques se veulent garants. Les modestes changements, apportés au gré des traités successifs, ne sont que des modifications à la marge, qui ont plus à voir avec l'entretien des illusions et des espoirs des citoyens quant au fonctionnement et aux buts de l'Union qu'avec un hypothétique processus de démocratisation de longue haleine Pour faire croire à des progrès démocratiques, artifices de langage, propagandes et procédures sont de plus en plus employés, qui ne remettent jamais en cause la réalité d'un pouvoir agissant sans aucune transparence à l'abri de toute obligation de rendre des comptes. Il en va ainsi par exemple de la mise en avant du droit inscrit dans le traité constitutionnel d'adresser des pétitions à la Commission européenne – droit qui existe déjà, avec l'efficacité que l'on sait, auprès du Parlement européen. Cette nouveauté est présentée sans vergogne comme la consécration de la " démocratie participative ". Ce droit de pétition, dont on mesure depuis des décennies le très faible impact, sera bien insuffisant pour inscrire la démocratie au cœur des institutions européennes – comme le prétendent ceux qui sollicitent beaucoup un texte qu'ils veulent voir approuvé. En fait, ce qu'on appelle la construction européenne instaure, sous couvert de " gouvernance ", un système politique qui n'a plus grand-chose de commun avec la démocratie représentative (parlementaire ou présidentielle), dans lequel le pouvoir exécutif est soumis à un contrôle démocratique très limité et où la souveraineté n'appartient plus au peuple mais aux transnationales.

L'Union européenne ou le déclin de la démocratie
Le couple Commission européenne-Conseil des ministres concentre en effet l'essentiel des pouvoirs exécutif et législatif européens. La séparation des pouvoirs, principe fondateur de la démocratie représentative, n'est pas de mise dans l'architecture institutionnelle européenne. La Commission dispose du monopole de l'initiative législative. Le Conseil des ministres se prononce sur les propositions de la Commission. Pour certaines matières, il partage avec le Parlement européen cette fonction législative dans le cadre d'une procédure complexe baptisée " codécision ", qui contraint les parlementaires européens soit à ne modifier les textes que dans la mesure où la Commission et le Conseil le veulent bien, soit à les rejeter – ce qu'ils font très rarement : deux fois entre 1999 et 2004. Le Parlement n'a pas le droit de proposer ses propres textes de loi. Cette procédure est quasiment inchangée dans le traité constitutionnel européen soumis à. ratification, sauf que le volume des matières ouvertes à la codécision est augmenté. Plus on avance dans la construction européenne, plus on s'éloigne des principes de la démocratie parlementaire définis par Montesquieu.
Ni les citoyens ni leurs représentants élus ne peuvent remettre en cause les décisions prises par ce couple. Ni la Commission ni le Conseil, comme collèges, ne sont soumis à la sanction électorale ou parlementaire. Personne ne peut interpeller et encore moins désavouer le Conseil des ministres en tant que tel. Quant à la Commission, elle n'est comptable que dans le cadre d'un contrôle de conformité avec les traités. Ses choix ne peuvent être remis en cause par le Parlement européen que par le biais du vote des budgets. Il est impossible de s'opposer à des choix politiques de la Commission si ceux-ci n'ont pas d'incidence budgétaire.
Ainsi, par exemple, tout le champ de la globalisation, dont l'Union européenne est un des moteurs les plus agressifs, échappe aux citoyens et à leurs élus. À l'Organisation mondiale du commerce [OMC], l'Union européenne [UE] est le négociateur unique au nom de ses vingt-cinq États. Les ambassadeurs des États de l'Union auprès de l'OMC peuvent certes s'exprimer. Mais ils ne peuvent pas voter. Ce droit est réservé à un vingt-sixième ambassadeur, celui de l'UE... Lors des conférences ministérielles, les ministres du Commerce des États membres sont présents, mais seul le commissaire en charge du Commerce (hier Pascal Lamy, aujourd'hui Peter Mandelson) peut négocier et engager l'Union. Les positions qu'elle défend au sein de cette institution – mais également dans d'autres enceintes (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE) ainsi que dans le cadre de négociations bilatérales avec des États ou des groupes d'États – sont élaborées par la Commission européenne et finalisées dans un " comité spécial ", le Comité 133, composé de fonctionnaires nationaux et européens. Ses réunions sont confidentielles. Les notes qui y sont déposées le sont tout autant. Aucun élu, national ou européen, ne peut avoir connaissance de ces documents. Pourtant il s'agit de notes traitant de sujets éminemment politiques, qui impliquent très souvent des choix de société et qui affectent le fonctionnement des institutions locales, régionales et nationales. Cette prérogative de l'Union européenne, consacrée dans les traités existants, est consolidée dans le traité constitutionnel proposé à ratification cette année 2005. L'opacité des procédures également. Quant aux possibilités pour un État de s'opposer aux résultats des négociations commerciales internationales, elles ont été réduites par rapport au traité de Nice. Nouvelle illustration d'un effacement constant du politique, d'un traité européen à l'autre.

Les groupes de pression contre la démocratie
" Influencer directement ou indirectement les processus d'élaboration, d'application ou d'interprétation des mesures législatives, normes, règlements et, plus généralement, de toute intervention ou décision des pouvoirs publics ", telle est la fonction d'un groupe d'intérêts, encore appelé groupe de pression ou 'lobby'. Mais qu'est-ce qu'un groupe de pression ? Quelle est sa légitimité dans une société démocratique ? Comment remplit-il sa fonction ?
Dès l'instant où elle entend intervenir dans les affaires de la cité, toute association de personnes morales ou physiques semble devoir être désormais désignée comme un " groupe de pression " : organisations patronales ou syndicales et organisations professionnelles aussi bien qu'associations sans but lucratif motivées par des préoccupations diverses et qui peuvent présenter une dimension militante à leurs activités – droits humains, droit des femmes, organisations non gouvernementales [ONG] actives dans la coopération avec les peuples du Sud, défense des groupes vulnérables, protection de l'environnement, dénonciation des injustices politiques, économiques et sociales, altermondialisme, etc. La notion de " société civile " veut désormais recouper de façon indifférenciée tous ces groupes d'" intérêts " sous un même vocable qui ne rend plus compte de la frontière entre ceux qui poursuivent des buts lucratifs et les autres, qui en dénoncent les effets nuisibles sur les plus faibles. De même, ce concept ignore leurs capacités respectives d'influence. Qu'y a-t-il en effet de commun (lors de ces rituels " dialogues avec la société civile " qu'affectionne la Commission européenne) entre, par exemple, le représentant d'EuropaBio – qui regroupe 600 entreprises biotechnologiques, dont les sièges européens des firmes américaines du secteur, et qui est considéré comme " un interlocuteur naturel " de la Commission européenne) – et, par exemple, le représentant d'Oxfam International – qui dénonce les liens délétères de dépendance entre paysans et agro-industrie induits par les semences génétiquement modifiées protégées par des brevets ?
Chaque groupe constitue certes un segment de la société. Pourvu qu'elle il s'inscrive dans le respect de la loi, son existence ne peut être contestée. Et même s'il oeuvre dans le champ économique sur des bases politiques, son activité reste tout à fait légitime. Mais tous les segments de la société peuvent-ils prétendre contribuer également à la définition de l'intérêt général ? Ainsi, entre une fédération des industries chimiques qui s'emploie à restreindre les législations permettant le contrôle des nuisances et une association de défense de l'environnement qui entend protéger la santé des gens, laquelle a le plus de légitimité démocratique ?
Il est de même malhonnête d'amalgamer les organisations syndicales qui, au grand jour, dénoncent la privatisation des services publics et l'European Services Forum, rassemblement de cinquante multinationales et de trente six fédérations européennes de firmes travaillant dans le secteur des services qui, dans le cadre de réunions confidentielles avec le Comité 133, intervient directement en faveur de la privatisation de toutes les activités de service.
Au nom de la gouvernance, les pouvoirs européens décident désormais de l'intérêt général en arbitrant de manière discrétionnaire les influences des groupes de pression représentatifs d'intérêts contradictoires. Un " arbitrage " qui revient, en fait, à relayer les recommandations des plus puissants.

La " gouvernance " : une invention des groupes de pression patronaux
Comme on le verra dans ce livre, la Table ronde des industriels européens est un des plus influents groupes de pression en matière de politiques communautaires. Il fut créé en 1983, sur l'initiative d'un homme que l'on retrouve partout où se renforce le pouvoir patronal : le vicomte belge Étienne Davignon, alors vice-président de la Commission. Grand liquidateur de la sidérurgie européenne, cet ancien président de la Société générale de Belgique siège aujourd'hui dans de nombreux conseils d'administration, en particulier ceux de la Société générale, de Suez, de BASF, de Solvay et de Kissinger Associates.
Mieux connu sous son sigle anglais ERT [European Roundtable], ce lobby réunit les dirigeants des 45 entreprises européennes de taille mondiale. Très régulièrement, ce groupe de pression suscité par la Commission européenne fait connaître ses attentes sur des questions de société majeures. Son objectif déclaré est de modeler la construction européenne en fonction des attentes patronales. En décembre 2001, il publie un rapport intitulé " Une Europe plus forte : le point de vue de l'ERT ". En mai 2002, il produit un document consacré à " La gouvernance de l'Union européenne ". En novembre de la même année paraît un nouveau texte intitulé " Une gouvernance européenne favorable à une plus grande compétitivité ". On observera que ces trois productions sont diffusées dans un contexte très particulier : le sommet européen de décembre 2001 consacré à. l'avenir des institutions européennes et, en février 2002, le début des travaux de la convention chargée, sous la direction d'un promoteur patenté du libéralisme, l'ancien Président Valéry Giscard d'Estaing, de rédiger un nouveau traité européen. Ces documents expriment une même attente patronale à l'égard des trois institutions de l'Union européenne : des procédures de prise de décision rapides et efficaces
Les intérêts des patrons étaient largement représentés au sein de la convention à l'origine du " traité établissant une Constitution pour l'Europe ". Non seulement par ses propres représentants mais également par les élus des droites affairistes et par les sociaux-démocrates qui accompagnent les mues du capitalisme. En outre, le patronat pouvait compter sur l'appui de la représentation britannique ainsi que sur l'adhésion zélée aux thèses néolibérales des représentants des pays entrés dans l'Union le 1er mai 2003.
Le moins que l'on puisse dire à la lecture de ce traité, c'est qu'il rencontre largement les attentes patronales en renforçant la gouvernance au détriment de la démocratie. Car le véritable objectif des promoteurs de cette forme de gestion de la chose publique par le haut et sur le modèle de la " rationalité économique " – c'est d'opérer le transfert vers les institutions européennes d'un nombre croissant d'attributions aux fins d'une remise en cause des conquêtes politiques et sociales enregistrées depuis les révolutions du XVIIIème et du XIXème siècles par les franges les plus dominées de la société. Au nom de la gouvernance, les acquis politiques sont d'abord neutralisés par des transferts de souveraineté qui ne s'accompagnent ni de transferts de pouvoirs de contrôle ni de mécanismes de responsabilité politique. Et ensuite par la remise en cause des pouvoirs des institutions les plus démocratiques et les plus proches des gens : la commune et la région. L'Union européenne – et le traité constitutionnel proposé actuellement lui donne davantage encore de moyens – confère à des institutions internationales comme l'OMC des pouvoirs de régulation qui s'appliquent directement aux collectivités territoriales. Il en va ainsi de l'Accord général sur le commerce des services [AGCS], dont l'article premier précise qu'il s'applique à toute mesure prise par les pouvoirs publics centraux, régionaux et locaux. En outre, une proposition de directive sur les services, déposée en janvier 2004 par le commissaire Bolkestein, tend à imposer une variante aggravée de l'AGCS à l'espace européen. Elle fournit une autre illustration de cette volonté de déréguler à tous les niveaux : l'autorité des pouvoirs locaux y est présentée comme un obstacle à la libéralisation des services auquel il faut mettre fin. Le démantèlement des politiques sociales s'effectue au nom d'une conception néolibérale – c'est-à-dire réductrice voire destructrice du rôle des pouvoirs publics – de la liberté d'établissement et de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Dans le cadre d'une " économie de marché hautement compétitive où la concurrence est libre et non faussée " – pour reprendre la formule répétée plus de soixante fois dans le traité constitutionnel européen –, la " libre compétition " devient la seule et unique condition auxquelles toutes les autres politiques sont soumises. Le projet européen ainsi travesti devient celui d'une société de compétition et d'aliénation que l'on substitue à celui d'une société de solidarité et de liberté.
Vue sous ce jour, la construction européenne apparaît d'une toute autre nature. Ayant substitué la gouvernance à la démocratie, il ne s'agit plus d'unir les peuples d'Europe pour construire un modèle de vivre ensemble original, fondé sur une double exigence de liberté et de solidarité, mais bien plutôt d'enlever des attributions essentielles aux institutions locales pour les transférer à des niveaux de pouvoir où la volonté populaire s'efface devant la puissance des groupes de pression patronaux.

La perte d'autonomie
L'une des causes principales de la défaillance du système démocratique réside sans doute dans la soumission au monde économique des pouvoirs politiques censés représenter l'intérêt général. (" Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ", nous rappelle la célèbre formule de Montesquieu.) Perte d'autonomie des législateurs et des décideurs, on va le voir, mais aussi des observateurs. Le quatrième pouvoir a soldé son indépendance pour s'accomplir aujourd'hui en instrument de propagande – ainsi a-t- on pu très justement appeler la nébuleuse médias-publicité-lobbying une " industrie du mensonge ". Stations de radio et chaînes de télévision publiques n'y échappent pas – du fait notamment du poids des budgets de la publicité dans leur programmation. (N'a-t-on pas rebaptisé la radio publique France Inter " France Intox " ?)
À leur entrée en fonction, les membres de la Commission européenne prêtent le serment de promouvoir l'intérêt général et de n'accepter ni de solliciter d'instructions de la part d'aucun gouvernement, institution ni organisme. Ce serment n'a pas empêché Pascal Lamy, commissaire au Commerce de la Commission Prodi, de déclarer à Berlin, le 24 octobre I999, devant les membres du lobby qui réunit les patrons les plus importants des deux rives de l'Atlantique, le Dialogue sur le commerce transatlantique [TABD] : " Nous ferons ce que nous avons à faire d'autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités " ; puis, le 23 mai 2000 à Bruxelles, devant la même assemblée : " Nous consentons de grands efforts pour mettre en oeuvre vos recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. [...] En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos recommandations. " Personne n'a protesté, ni dans la classe politique ni dans les médias, contre de tels propos, qui violaient pourtant manifestement le serment prêté par ce commissaire – serment inscrit dans le traité de Rome depuis 1957 et repris tel quel dans le " traité établissant une Constitution pour l'Europe " (article I-26).
Rien ne protège donc les citoyennes et les citoyens d'Europe contre l'inclination des commissaires à recevoir ou à solliciter des instructions de la part de lobbies qui bénéficient de la plus totale opacité. En octobre 2004, plusieurs députés européens ont interrogé, pendant l'audition préalable à la confirmation de sa désignation par le Parlement européen, le commissaire au Commerce Peter Mandelson : " Qui influence la politique commerciale ? Qui bénéficie d'un accès direct auprès du commissaire, de son cabinet et des fonctionnaires de la direction générale du Commerce ? Quels intérêts représentent ceux qui disposent de cet accès et avec quelle fréquence peuvent-ils ainsi faire valoir ces intérêts ? " Bien entendu, ces questions sont restées sans réponse.
Mais rien ne nous protège non plus contre la participation de responsables de ce niveau d'influence et de responsabilité à des groupes de pression dont l'objectif déclaré est ni plus ni moins que la remise en question de l'ordre démocratique. Cet objectif est celui de deux lobbies qui devraient intéresser au premier chef tous ceux qui se préoccupent du futur de l'Europe : la Commission trilatérale et le Groupe de Bilderberg. Dans ces clubs très fermés se retrouvent les plus de puissants hommes d'affaires, des banquiers, un certain nombre de décideurs politiques, des universitaires et quelques journalistes réputés pour leur influence sur l'opinion ainsi que le secrétaire général de l'OTAN ou encore le directeur général de l'OMC. Ils entendent influencer les décisions politiques à même et de leur permettre de diriger le nouvel ordre mondial : " Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l'entité adéquate pour le faire", déclarait David Rockefeller, fondateur du Bilderberg puis de la Trilatérale. Ce même personnage avait déclaré huit ans plus tôt devant la Commission trilatérale : " La souveraineté supranationale d'une élite intellectuelle et de banquiers est sûrement préférable au principe d'autodétermination des peuples. " Parmi les travaux de doctrine qui ont inspiré l'offensive en faveur de l'État minimum, on trouvait un rapport de la Commission trilatérale intitulé " The Crisis of Democracy " dans lequel on pouvait lire : " Il y a des limites désirables à l'extension de la démocratie politique. "
Ces deux lobbies sont les véritables architectes de la mondialisation néolibérale. Le président de la précédente Commission européenne, Romano Prodi, a été membre du comité de direction du groupe Bilderberg. Une cheville ouvrière de ce groupe est le vicomte Étienne Davignon. Deux des membres les plus importants de la Commission Prodi, MM. Lamy et Monti, participaient aux réunions du Bilderberg en 2001 et 2003. Monti avait été membre du comité de direction de Bilderberg de 1983 à 1993. D'autres membres de la Commission Prodi ont participé soit aux travaux de la Trilatérale (Pedro Solbes Mira, Chris Patten), soit à ceux du groupe Bilderberg (Franz Fischler, Erikki Liikanen, Gunther Verheugen, Antonio Vitorino). José Manuel Barroso, le nouveau président de la Commission, était un des invités du groupe Bilderberg en 2003 Voici les premières pièces du puzzle, ce livre en fournit les autres, qu'il met en ordre pour montrer comment les entreprises transnationales construisent l'Europe.

Pour conclure
La prise de décision par les lobbies met fin à la notion d'égalité entre les citoyens que vise à réaliser la démocratie. Cette égalité est remplacée par l'inégalité entre les groupes de pression : l'influence inégale auprès des institutions européennes des groupes patronaux et des organisations syndicales en fournit une illustration spectaculaire.
La gouvernance comme résultante de l'influence contradictoire des lobbies répond à un système qui consacre la primauté de l'économique sur le politique ; où l'exercice des pouvoirs exécutif et législatif se limite à des préoccupations de gestion ; où l'échéance électorale répond à un besoin d'alternance jugé suffisant pour créer l'illusion démocratique ; où les partis politiques n'expriment plus aucun choix de société, évacuant tout projet alternatif abandonnant toute idée de rupture avec l'ordre établi.
Pour Jean Jaurès, " la démocratie, malgré les appareils d'information insuffisants ou faussés, finit toujours par connaître les faits essentiels de la vie publique " (L'Année nouvelle). La démocratie peut l'emporter. Si elle rejette les principes de la gouvernance et si elle infléchit le modèle d'unification européenne qu'on lui impose. Il revient aux peuples d'Europe de faire triompher la démocratie.



Raoul Marc JENNAR

docteur en science politique,

Chercheur et militant, membre de l'URFIG (Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation), qui a fait de l'Europe son domaine d'étude, Raoul Marc Jennar est notamment l'auteur de Europe, la trahison des élites (Fayard, 2004).




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