Fondation Copernic
Pour remettre à l'endroit tout ce que le libéralisme fait fonctionner à l'envers


Dire non à la «constitution» pour construire l'Europe


Copernic Flash
Septembre 2004


Ce texte répond à une partie des arguments assénés dans le pilonnage médiatique en faveur du «Oui» au traité constitutionnel. N'hésitez pas à le faire circuler largement et à en publier des exemplaires papier à l'occasion des réunions-débats. Pour une étude plus complète et la présentation d'un ensemble de propositions traduisant ce que pourrait être une autre Europe, on peut se reporter à la note Copernic : «Europe : une alternative» (Syllepse 2003, 7 euros) et au «Manifeste pour une autre Europe» (Félin2004, 10,50 euros).

DIRE NON A LA «CONSTITUTION» EUROPEENNE POUR CONSTRUIRE L'EUROPE


Par Yves Salesse, coprésident de la Fondation Copenic


Yves Salesse est haut-fonctionnaire ; il a enseigné le droit européen à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et a participé aux institutions européennes en tant que responsable de la politique européenne du cabinet du ministre des transports, de 1997 à 1999. Dernier ouvrage paru : «Manifeste pour une autre Europe» (Félin 2004)

Nous vivons un moment charnière de la construction européenne. Le texte soumis à la ratification des Etats membres a une portée politique supérieure à l'Acte unique, aux traités de Maastricht, Amsterdam ou Nice qui se présentaient seulement comme ajouts, compléments d'un socle déjà posé. La «constitution» proposée aujourd'hui n'est pas un texte de correction du système institutionnel. Elle reprend les traités existants, affiche des valeurs, des objectifs et des principes, définit des politiques et des institutions. C'est cet ensemble que son adoption fixerait. Les Etats membres, leurs parlements, leurs peuples là où il y aura référendum, sont appelés à dire si ce sont là les fondements et la définition qu'ils souhaitent pour l'Europe à venir. Car une fois la «constitution» adoptée, il serait extrêmement difficile, juridiquement mais aussi politiquement, de la remettre en cause.

Certains affirment qu'il faut l'adopter du seul fait que doter l'Europe d'une constitution constituerait un progrès considérable. Il n'est pas nécessaire ici de discuter s'il faut ou non une constitution et si n'importe quelle constitution vaut mieux que pas de constitution. Parce qu'en tout état de cause, ce texte n'est pas une constitution : ni par son mode d'adoption, ni par son mode d'élaboration, ni par son contenu :

- C'est un traité qui devra être ratifié par tous les Etats membres et, s'il l'est, ne pourra être modifié qu'avec leur accord unanime. Cela veut dire qu'en principe un seul des 25 pourra empêcher toute modification. Certes, ce sont des relations entre Etats : les «petits» peuvent être sensibles aux pressions. Mais assurément un Etat grand ou moyen, en pratique son gouverne ment, suffira à figer les choses. Ceux qui disent : votons «Oui» ; après on enlèvera ce qui ne va pas et on ajoutera ce qui manque, ne répondent pas à cette objection.

- Une constitution doit émaner d'une assemblée constituante. Ce n'est pas le cas ici. Ajoutons qu'une assemblée constituante ne s'improvise pas. Elle doit s'appuyer sur la souveraineté populaire pour trouver sa légitimité. Celle-ci ne se décrète pas, elle se construit. Vu l'histoire de la construction européenne, cela suppose un débat démocratique prolongé, impliquant profondément les peuples.

- Enfin une constitution doit se borner à inscrire les valeurs communes, les principes fondateurs et à organiser les institutions. Le projet de «constitution» adopté par les chefs d'Etat et de gouvernement n'est pas du tout de cette nature. Il fixe dans le détail toute sorte de choix politiques, sociaux, économiques. Choix qui devraient pouvoir être modifiés lors d'un changement de majorité politique et ne pourront plus l'être.

==> Ce texte porte ainsi un vice anti-démocratique radical qui affecte déjà les traités actuels et est incorporé avec eux. Ce vice constitue un motif fondamental du «Non».

I. La «constitution» impose le neo-libéralisme


Dans la continuité des traités actuels (cf. Manifeste... chap. 2), le projet de «constitution» est l'ensemble juridique libéral le plus complet et contraignant de la planète.
1. Le respect du principe de l'économie de marché ouverte où la concurrence est libre

Le marché n'est pas seulement promu au rang de valeur suprême de l'Union, il en est l'objectif central. Il apparaît dès l'article 3 : «L'Union offre à ses citoyennes et à ses citoyens (...) un marché unique où la concurrence est libre et non faussée». A sa suite, l'article 4 réaffirme les libertés fondamentales du marché. Cela s'ajoute à la longue liste des articles qui stipulent que l'Union agit «conformément au respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre». (articles III-177, 178, 185, 246, 279)

Le principe de l'économie de marché ouverte guide aussi la politique extérieure de l'Union. «Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union (...) contribue au commerce libre» (article 3). L'ajout du commerce équitable n'efface pas cette position de principe. «Les Etats membres appliquent à leurs échanges commerciaux avec les pays et territoires (d'outre-mer, associés à l'Union) le régime qu'ils s'accordent entre eux en vertu de la Constitution» : c'est à dire la libre circulation (article III-287). S'agissant du reste du monde, «l'Union encourage l'intégration de tous les pays dans l'économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international» (article III-292). «L'Union entend contribuer, conformément à l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, et à la réduction des barrières douanières et autres» (article III-314).
L'orientation européenne pour les négociations de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et notamment sur les services (AGCS) est ainsi fixée.

L'Union reste le dernier bastion mondial de l'orthodoxie monétariste interdisant que la monnaie soit utilisée comme instrument d'aide à la croissance contre le chômage. «Le Système européen de banques centrales (des Etats) est dirigé par les organes de décision de la Banque centrale européenne (BCE). L'objectif principal du Système européen de banques centrales est la stabilité des prix» (article 30). «Dans l'exercice de ses pouvoirs et dans ses finances, (la BCE) est indépendante. Les institutions et organes de l'Union ainsi que les gouvernements des Etats membres s'engagent à respecter ce principe» (idem). La BCE est indépendante sans véritable contre-pouvoir politique et ne s'interdit pas d'agir hors de son champ de compétence, sur le pouvoir des gouvernements, comme en témoignent ses interventions pour la rigueur budgétaire et salariale des Etats membres ou en faveur de la
«flexibilité» des marchés du travail. «Il est interdit à la BCE et aux banques centrales des Etats membres (...) d'accorder des découverts ou toute autre type de crédit aux institutions, organes ou agences de l'Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publiques des Etats membres» (article III-181).

2. Le principe de l'économie de marché ouverte s'applique jusque dans les détails.

Tout l'arsenal des stipulations favorables à la libre concurrence est repris. Voici quelques exemples.

«Les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu'aux paiements entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites» (article III-156). L'unanimité des Etats est requise pour «établir des mesures qui constituent un pas en arrière en ce qui concerne la libéralisation des mouvements des capitaux à destination ou en provenance des pays tiers» (A III-157) : impossibilité de réduire les libertés déjà accordées.
Dans le même temps l'action contre la fraude fiscale en matière d'impôt sur les sociétés est doublement entravée : les mesures doivent être prises à l'unanimité et «être nécessaires pour assurer le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence» (article III-171) : l'Union n'agit pas contre la fraude fiscale qui ne perturbe pas le marché ; peu importe qu'elle prive massivement les pouvoirs publics de moyens financiers.

Le MEDEF ne s'inquiètera pas des articles relatifs à la politique économique et sociale. «L'action des Etats membres et de l'Union comporte (...) l'instauration d'une politique économique (...) conduite conformément au principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre». Est prohibée toute politique économique en rupture avec le principe de l'économie de marché ouverte ou l'écornant seulement.

«L'Union et les Etats membres s'attachent (...) en particulier à promouvoir une main d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s'adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l'évolution de l'économie» (article III-203). L'offensive contre les «rigidités» des marchés du travail est inscrite ici. Les politiques de l'emploi des Etats membres doivent contribuer à l'objectif précité et respecter les grandes orientations de politique économique (article III-204), elles-mêmes encadrées par le respect du principe de l'économie de marché ouverte (article III-178). L'action en faveur de l'emploi et de l'amélioration des conditions de vie et de travail doit être menée «en tenant compte de la nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de l'Union» (article III-209).
Elle «évite d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement des petites et moyennes entreprises» (article III-210-2-b). Elle ne traite pas en revanche des rémunérations, du droit d'association, du droit de grève et du lock-out (210-6).

Les politiques sectorielles sont marquées par la même complaisance vis à vis des attentes patronales. Conformément au souhait des grandes firmes transnationales qui veulent investir dans ce secteur, l'Union encourage le développement de l'éducation à distance (article III-282-1-f). Le transport terrestre est marqué par un déséquilibre croissant en faveur du routier au détriment du ferroviaire ou de fluvial. Tous les rapports officiels affirment que ce déséquilibre doit être corrigé, mais ils se heurtent immédiatement à l'article III-239 : «Toute mesure dans le domaine des prix et conditions de transport, adoptée dans le cadre de la Constitution, doit tenir compte de la situation économique des transporteurs». Etc.

Sauf dérogations limitées «sont incompatibles avec le marché intérieur (...) les aides accordées par les Etats membres ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions» (article III-167). Cette interdiction des aides d'Etat n'est pas compensée par l'institution d'aides européennes. Est ainsi désarmée toute politique industrielle alors que les Etats-Unis soutiennent puissamment leurs firmes.

L'offensive européenne contre les services publics a été menée sur la base d'un article repris dans la «constitution» sous le n° III-166. Cet article a été interprété et appliqué par la Cour de justice européenne à la lumière des références à l'économie ouverte de marché et à l'objectif central de construction du marché intérieur précisés par les stipulations sur les ententes et abus de position dominante et les aides publiques aux entreprises.
Elles sont toutes reprises inchangées (articles III-161, 162 et 167). Une partie spécifique sur les services publics avait été demandée ; elle a été refusée.

Est explicitement maintenue la soumission des «services d'intérêt économique général» aux règles de la concurrence avec d'étroites dérogations. Une politique alternative aux libéralisations des services publics se heurterait à ces stipulations. En 1998, le ministre français des transports a défendu la coopération entre grandes entreprises ferroviaires nationales contre l'ouverture du secteur à la concurrence. Les institutions communautaires lui ont opposé l'interdiction des ententes et des abus de position dominante.

«Le respect du principe de l'économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée» s'oppose aux mesures contre les délocalisations d'entreprises. Il est complété par l'interdiction des restrictions à la libre circulation des capitaux (pour la délocalisation) et à la libre circulation des marchandises et des services (pour la réexportation de la production vers le pays où l'entreprise était auparavant implantée). S'ajoutent encore l'impossibilité pratique de faire avancer l'harmonisation fiscale en raison de l'unanimité des gouvernements requise pour la décider (article III-171) et l'harmonisation sociale soumise aussi, partiellement, à l'unanimité (article III-210).

Appliquée dans le détail la primauté du marché l'est aussi jusqu'à l'absurde. Ainsi «en cas de troubles intérieurs graves, de guerre ou de menace de guerre», «les Etats membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que les mesures prises par l'Etat membre concerné n'affectent (...) le fonctionnement du marché intérieur» (A III-131) !

==> Tout cela serait dans la «constitution», socle réaffirmé de l'Europe «pour les 40 ans à venir», désormais indiscutable. Ces quelques extraits indiquent ce qui constitue la colonne vertébrale du texte. C'est un deuxième motif majeur pour le refuser puisqu'il interdit ainsi toute tentative de mener des politiques européennes non libérales.

II. Le maintien de l'architecture institutionnelle antidémocratique


Les partisans du «Oui» exagèrent les avancées institutionnelles, sans rappeler que l'architecture générale du système est conservée.
1. Des avancées surestimées

L'adhésion à la Communauté puis à l'Union européenne était un acte sans retour : n'existait ni la possibilité d'exclure un Etat ni celle de se retirer. Les propositions pour modifier cette situation (voir mes Propositions pour une autre Europe, 1997) ont été longtemps écartées. Les articles 59 et 60 de la «constitution» introduisent la suspension des droits d'appartenance à l'Union et le retrait volontaire.

Positive également, bien qu'insuffisante, est l'évolution sur l'application du principe de subsidiarité (selon lequel l'Union ne doit intervenir que lorsque l'action nationale ne permet pas de traiter correctement une question).
L'appréciation du niveau pertinent de l'action publique n'est pas un problème juridique mais politique. Les modifications visant à ce qu'elle soit portée par des instances politiques, notamment les parlements (voir Propositions... p.436s) furent également jugées irréalistes et impraticables. Un début de contrôle parlementaire est désormais introduit par le protocole spécifique selon lequel un tiers des parlements nationaux peuvent obliger la Commission à réexaminer une de ses propositions. C'est positif, mais insuffisant puisque la Commission peut, après réexamen, maintenir sa position et qu'en fin de compte c'est la Cour de justice qui tranche. Au contraire, une majorité de parlements nationaux devrait avoir le dernier mot si elle estime qu'une mesure européenne méconnaît le principe de subsidiarité.

«La Commission peut, sur initiative d'au moins un million de citoyens de l'Union issus d'un nombre significatif d'Etats membres, être invitée à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu'un acte juridique de l'Union est nécessaire aux fins de l'application de la Constitution» (§4 de l'article 47). C'est un très mince progrès. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, cet article n'introduit pas le référendum d'initiative populaire qui entraîne l'adoption d'une décision. La proposition doit être nécessaire à l'application de la Constitution : on retrouve la limitation par le contenu de celle-ci. La pétition ne peut déboucher ni sur un référendum dans l'Union ni même sur son examen obligatoire par le Conseil et le Parlement : elle est une invitation faite à la Commission qui peut ne pas donner suite. Et si elle donne suite, elle est maîtresse du contenu de sa proposition.

La publicité des séances du Conseil des ministres lorsqu'il délibère d'une loi ébrèche, sans le supprimer, le secret des négociations de sommet.

Certains croient voir dans l'apparition d'un ministre des affaires étrangères, un pas décisif vers l'Europe politique. Il n'en sera rien. Ils oublient qu'il y avait déjà un M. PESC (politique étrangère et de sécurité commune) qui a disparu dès que les décisions sérieuses sur l'Irak ont été à l'ordre du jour.

Le progrès le plus substantiel est l'extension du pouvoir de codécision du Parlement européen. Ses limites seront examinées plus loin.
2. L'architecture institutionnelle maintenue est anti-démocratique

Les avancées, mesurées, maintiennent l'équilibre institutionnel actuel et donc le caractère fondamentalement anti-démocratique du système.

Ce caractère tient à trois éléments : l'encadrement minutieux des politiques européennes par les traités, le rôle central de la négociation des gouvernements (entre eux et avec la Commission) très largement affranchis de tout contrôle, la montée des structures technocratiques devant la difficulté croissante de l'exercice intergouvernemental (voir Manifeste...p.31s). Ils sont maintenus et même aggravés.

L'exemple de la lutte contre le chômage est une bonne illustration. L'Union est incapable, de par sa faiblesse budgétaire, de mener une politique de relance économique. Les Etats en sont peu capables s'ils respectent le pacte de stabilité. Et la Banque centrale menace les gouvernements qui voudraient relancer l'économie au prix d'une moindre discipline budgétaire de contrer leur politique en augmentant les taux d'intérêt (voir le chantage de Trichet l'an passé). Alors que permet la «constitution» pour lutter contre le chômage ? Nous avons cité précédemment une partie des multiples interdictions et obligations : compétitivité, allègement des contraintes pour les entreprises, etc. Il faut aussi appliquer les grandes orientations économiques, adoptées par les ministres, qui doivent respecter le principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, et qui ne peuvent décider d'entrave aux mouvements de capitaux, etc. Que reste-t-il ? La flexibilité du marché du travail.

Cet exemple éclaire le mécanisme interdisant le débat politique. D'une part, sur le fond, l'encadrement par la «constitution» débouche sur les solutions néo-libérales. D'autre part, institutionnellement, la négociation européenne des ministres de l'économie réduit les capacités parlementaires, déjà faibles, de contrôler ce qu'ils font.

Ce dernier aspect conduit au cœur du fonctionnement institutionnel, l'intergouvernementalisme. Il est le second élément clé interdisant l'émergence d'une autre Europe et plus simplement d'une démocratie européenne. L'inter-gouvernementalisme consiste en ceci : les grandes décisions européennes sont prises par les représentants des Etats. Les lois sont adoptées par les membres des gouvernements nationaux réunis en Conseil des ministres, sur proposition de la Commission. Il y a deux possibilités de blocage : refus de la Commission de faire la proposition et refus d'un gouvernement (dans les cas de vote à l'unanimité) ou d'un groupe (vote à la majorité qualifiée).
C'est un facteur de paralysie croissant avec l'augmentation du nombre des Etats membres.

L'inter-gouvernementalisme pèse négativement sur le contenu des politiques européennes parce qu'il se trouve le plus souvent, même avec la majorité qualifiée, un nombre de gouvernements suffisant pour bloquer les avancées minimes autorisées par les traités que la Commission aurait accepté de proposer : cf. le rôle permanent de la Grande-Bretagne tatchérienne ou blairiste et de ses alliés contre l'amélioration des règles sociales.

L'inter-gouvernementalisme ne constitue pas une protection contre les politiques libérales européennes. L'expérience le montre.
Les libéralisations avancent. C'est le reste, ce que nous souhaiterions, qui stagne.

Il entrave la démocratie d'un triple point de vue :
- Son fonctionnement (la négociation diplomatique), est totalement opaque et amplifie l'autonomisation des exécutifs déjà forte dans le cadre des Etats.
- Son inadaptation croissante, qui frisera la paralysie avec l'élargissement à 25, favorise le pouvoir technocratique (administrations nationales et bruxelloise, banques centrales, juges) parce que c'est une loi institutionnelle : si les instances politiques ne jouent pas leur rôle, celui-ci est dérivé vers d'autres lieux de décision.
- Il masque, derrière l'apparence d'intérêts nationaux, les oppositions d'orientations politiques européennes (quelle politique économique, sociale, démantèlement ou renforcement des services publics, etc.). Or, faire apparaître ces oppositions est indispensable pour l'émergence d'une vie politique au niveau de l'Europe. Cela suppose que les instances dirigeantes portent explicitement de telles orientations.

Il n'y aura aucun progrès dans le cadre de l'inter gouvernementalisme. Les institutions européennes ne peuvent contourner l'existence des Etats-nations qui restent aujourd'hui le cadre majeur de l'exercice de la citoyenneté.
Mais cela ne veut pas dire que la représentation des Etats doive être assurée par les gouvernements. Elle peut avoir d'autres traductions institutionnelles (voir Manifeste... chap.6).

Or l'inter-gouvernementalisme reste au cœur de la «constitution». L'article 21 confirme que le Conseil européen (chefs d'Etat et de gouvernement) définit les orientations et les priorités politiques générales de l'Union. La grande innovation est l'élection d'un Président du Conseil européen. C'est un renforcement de celui-ci, qu'il ne faut toutefois pas surestimer : les chefs des grands Etats ne se laisseront pas diriger par ce président là. L'extension du vote à la majorité qualifiée prive, dans les domaines concernés, chaque Etat de son droit de veto, sauf en pratique pour les «grands». Elle n'entraîne nullement un dépassement de la négociation intergouvernementale.

Le champ de la codécision (Conseil + Parlement européen) est élargi. L'extension du pouvoir d'intervention du parlement, seule instance élue et politiquement définie, est positive. Il faut pourtant en mesurer les limites. Les Etats sont, avec la Commission, au cœur de la fabrication de la loi européenne par les très longues négociations de leurs administrations et l'arbitrage final des ministres, voire des chefs d'Etat et de gouvernement. Dans cette situation déséquilibrée, le Parlement dispose en fait seulement d'un droit de veto sur les accords intergouvernementaux.
Et un désaccord maintenu entre Conseil des ministres et Parlement bloque la décision. L'accroissement, positif, des pouvoirs du Parlement est ainsi payé d'un risque supérieur de paralysie des institutions politiques européennes.

Voilà pour le général, reste le particulier. Par exemple, l'unanimité est requise pour adopter les «mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle» (article III-118). Unanimité aussi pour de larges pans de la politique sociale (article III-210). Idem pour toute une série de mesures relatives à l'environnement (article III-234). Cela veut dire, en pratique, qu'aucune décision significative ne sera prise dans ces domaines.

III- Les principaux arguments du «Oui»


Examinons les arguments les plus répétés des partisans du «Oui». Cela commence par la comparaison avec le traité de Nice. Ce n'est pas, nous l'avons vu, l'essentiel. Reste que, même sur ce terrain subsidiaire, les contrevérités sont multipliées pour valoriser le projet de «constitution»

«Il ne comporte que des avancées et aucun recul» : faux

Donnons immédiatement quelques exemples ; nous en rencontrerons d'autres ultérieurement :

1. Préambule : Les Etats agissent en «S'inspirant des héritages (...) religieux (...) de l'Europe, dont les valeurs sont toujours présentes dans son patrimoine».

2. Et pour garantir cette inspiration, le dialogue régulier avec les Eglises est institutionnalisé (article 52, nouveau).

3. L'article 41, nouveau, §3 stipule : «Les Etats membres s'engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires». L'obligation est précise. Elle ne parle pas de l'amélioration des capacités militaires de l'Union qui pourrait être interprétée en termes de meilleure coordination, formation commune, homogénéisation des matériels.
Elle vise l'amélioration des capacités de chaque Etat membre. Est ainsi tranchée, en faveur de l'augmentation des budgets militaires, la controverse qui traverse les principaux pays. Nous devons dire de nouveau qu'est inadmissible l'inscription dans la «constitution» de cette décision politique, désormais soustraite au débat.

4. Il en est de même pour le § 7 du même article 41 qui décide : «Pour mettre en oeuvre une coopération plus étroite en matière de défense mutuelle, les Etats membres participant travailleront en étroite coopération avec l'OTAN».

5. Aux termes de l'article III-194, nouveau, les Etats de la zone euro doivent «renforcer la coordination de leur discipline budgétaire et la surveillance de celle-ci»(194-1-a). C'est un durcissement de la mise en oeuvre du pacte de stabilité pourtant largement contesté.

6. L'article III-314 de la «constitution» reprend l'article 131 du traité CE, mais avec un petit ajout qui complète la modification précédente. A la contribution au développement harmonieux du commerce mondial que représente «la réduction des barrières douanières» le nouvel article substitue : «la réduction des barrières douanières et autres». Ces deux petits mots ont une très grande portée, car l'article couvre désormais toutes les formes possibles de protection. On peut être pour ou contre telle ou telle mesure de protection. Cela ne doit pas être tranché par la «constitution» qui, par cet ajout, accentue encore le caractère libre-échangiste du droit européen.

«L'article III-122 fournit pour la première fois une base juridique pour les services publics» : faux, c'est même une régression.

Il y avait déjà un article, et donc une base juridique, pour les services d'intérêt économique général (SIEG) dans le traité de Rome. Cette base a été complétée par le traité d'Amsterdam. Voici sa rédaction reprise à l'article 16 du traité de Nice : «Sans préjudice... (du respect d'articles sur la concurrence) et eu égard à la place qu'occupent les SIEG parmi les valeurs communes de l'Union ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union, l'Union, la Communauté et ses Etats membres (...) veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d'accomplir leurs missions.»

Voici l'article III-122 de la «constitution» : «Sans préjudice (... idem) et eu égard à la place qu'occupent les SIEG en tant que services auxquels tous dans l'Union attribuent une valeur ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l'Union et ses Etats membres... veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions. La loi européenne définit ces principes et ces conditions.»

On voit que, non seulement, cet article n'est pas la première base juridique des SIEG dans les traités, mais qu'il est très peu différent de celui introduit à Amsterdam. Ce qui n'a pas constitué un obstacle à la poursuite des libéralisations. Le nouvel article précise que les conditions sont notamment économiques et financières, ce qui n'est pas bouleversant. Il ajoute que la loi européenne définit ces principes et conditions : ce n'est que la reprise de l'idée d'une directive sur les SIEG, en discussion depuis plusieurs mois sans cette précision. Ajoutons que rien ne permet de dire que cette loi sera une garantie pour ce qui restera des services publics tant est restrictive la conception européenne des missions de service public et parce qu'elle devra être conforme au reste de la «constitution». La loi ne pourra desserrer l'étreinte des règles de la concurrence auxquelles la «constitution» assujettit les services publics.

On voit encore que le traité d'Amsterdam classait les SIEG dans les valeurs communes de l'Union, alors qu'il a été refusé de les inscrire dans l'article 2 de la «constitution» énumérant ces valeurs communes. Et dans l'article III-122, ils ne sont plus que des services «auxquels tous attribuent une valeur» ; surtout ceux qui veulent leur privatisation pourrait-on ajouter.

==> En excluant les services publics des valeurs communes de l'Union, la «constitution» est en régression par rapport au traité de Nice.

«Il introduit un équilibre moins favorable au marché» : faux.

Ce changement serait dû aux références à l'économie sociale de marché, au commerce équitable ou au plein emploi. Il faut être naïf (ou roué) pour prétendre qu'elles font contrepoids à l'ensemble des articles qui assurent le primat du marché. Il n'est pas besoin d'être juriste pour savoir que les responsables politiques aiment parer les
textes juridiques de références générales voire généreuses, dépourvues de portée.

Ces pétitions de principes sont parfois immédiatement neutralisées : «Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union... contribue au commerce libre et équitable». Qui croit que, dans les rapports de forces existant entre pays du monde, le commerce libre peut être équitable ?

Que pèse une référence à l'économie sociale de marché face à la masse des articles qui organisent les règles de concurrence ? Et d'ailleurs qu'ajoute-t-elle aux nombreuses références au «progrès social» présentes dès le traité de Rome. Qu'ajoute-t-elle par rapport à l'inscription déjà ancienne dans les traités de «l'attachement aux droits sociaux fondamentaux tels qu'ils sont définis dans la charte sociale européenne (1961) et dans la charte communautaire des droits fondamentaux des travailleurs de 1989» ?

Le préambule du traité de Rome, conservé par le traité de Nice, assignait «pour but essentiel» à la construction européenne «l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi des peuples». Si l'on croit au poids des proclamations, la disparition du caractère essentiel de ce but là, au profit de banalités telles que «l'avancée sur la voie de la civilisation, du progrès et de la prospérité», est une autre régression de la «constitution».

L'article du traité d'Amsterdam sur les services publics avait été alors signalé comme un grand progrès : a-t-il empêché la libéralisation du transport ferroviaire, de l'énergie, de la poste ? Celui sur la politique de la Communauté en faveur du «développement économique et social durable des pays en développement», a-t-il atténué l'intransigeance européenne à Cancun ? Nous avons vu précédemment que l'inscription de la recherche du «plein emploi» est ensuite verrouillée par les articles très précis de la partie III, qui ne font d'ailleurs plus référence qu'à «un niveau d'emploi élevé». Etc.

Nous sommes instruits par 50 ans de vie communautaire sur la base de traités qui ne se bornaient pas à affirmer le marché et la libre concurrence. C'est pourtant cela qui a structuré la politique européenne.

«La constitutionnalisation de la charte des droits fondamentaux est un progrès décisif» : faux.

Il est dit que l'intégration des droits sociaux dans le texte fondamental de l'Europe est une première et qu'elle constitue ainsi une avancée sociale importante.

Ce n'est pas une première. Depuis longtemps, les traités ont reconnu les «les droits sociaux fondamentaux tels qu'ils sont définis dans la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, et dans la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989». Un prochain document Copernic comparera ces chartes avec celle intégrée à la «constitution».

==> Cette charte des droits fondamentaux a été jugée gravement insuffisante par la plus grande partie du mouvement syndical et associatif qui a réclamé sa modification.

Donnons quelques exemples :

Sa portée est clairement bornée : elle «ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l'Union» ; elle s'adresse «aux Etats membres uniquement lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union» (article II-111).
L'énoncé des droits est souvent restreint par l'ajout : «conformément au droit de l'Union et aux législations et pratiques nationales». Ils n'ont alors, explicitement, aucune influence ni sur le droit européen ni sur le droit national.

Les droits au revenu minimum, au logement, etc. ne sont pas reconnus. «Afin de lutter contre l'exclusion sociale et la pauvreté, l'Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement». Ce §3 de l'article II-94 est en retrait sur la Déclaration universelle des droits de l'homme qui, en 1948, proclamait : «Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et celui de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires» (article 25. 1).

L'article II-75 se borne à assurer : «Toute personne a le droit de travailler et d'exercer une profession librement choisie ou acceptée». C'est à dire que l'on ne peut interdire à quelqu'un de travailler ni l'obliger à exercer une profession qu'il refuse. Heureusement ! Cela n'a rien à voir avec le «droit au travail». L'article II-88 stipule : «Les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont (...) le droit de (...) recourir, en cas de conflit d'intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève.»
Travailleurs et employeurs sont traités identiquement et le droit de grève n'a été retenu qu'étendu aux employeurs ! Aux termes de l'article II-74, seul l'enseignement obligatoire doit être gratuit : dans de nombreux pays, l'école maternelle et l'enseignement supérieurs resteront réservés à ceux qui peuvent payer.

==> L'intégration de la Charte dans la «constitution» a pour effet, sinon pour objet, d'en empêcher l'amélioration, puisque sa modification requerra l'assentiment de l'unanimité des Etats. Et cette intégration a été l'occasion de la dégrader un peu plus : la Commission Nationale Consultative des Droits del'Homme, organisme placé auprès du Premier ministre, a attiré l'attention de celui-ci sur certaines modifications négatives apportées à la Charte par la Convention.

«Les coopérations renforcées sont facilitées» : faux.

Certains voient dans les «coopérations renforcées» entre quelques Etats, la possibilité d'échapper au double verrou, libéral et intergouvernemental, maintenu par la «constitution». Ces coopérations poussées en matière de politique étrangère, de défense, de politique économique et sociale, permettraient même de faire émerger une avant-garde capable de mettre en oeuvre l'Europe politique et sociale.

Résumons la critique essentielle de ces propositions de groupe pionnier ou d'avant-garde (voir Manifeste... p.98s). L'Union actuelle persistant, les Etats qui ne se joignent pas au groupe profitent de l'appartenance au marché unique sans partager les mêmes contraintes. John Major, le leader conservateur britannique, avait déclaré à propos de la Charte sociale qu'il ne voulait pas signer : «Vous aurez les règles sociales et j'aurai les emplois».
Dans le même ordre d'idée, les Etats non-membres du groupe pionnier profiteraient d'une politique de relance financée par ledit groupe, et peut-être plus que lui dans la mesure où ils poursuivraient leur dumping social. Etc.
L'avancée par les «coopérations renforcées», en matière sociale, fiscale et autres est donc difficilement praticable.

==> L'idée que les coopérations renforcées permettent à quelques Etats décidés de s'affranchir des contraintes libérales et institutionnelles ne correspond pas à la réalité. La «constitution» les encadre strictement sur le fond et par la procédure.

L'article III-416 énonce ce que certains semblent ignorer : les coopérations renforcées doivent respecter la Constitution et le droit de l'Union. Elles ne peuvent donc servir à s'émanciper ce celui-ci. En outre, elles ne peuvent intervenir dans le domaine des compétences exclusives de l'Union (articles I-44) ; ce qui n'est pas rien : règles de concurrence (le cœur de l'ensemble), politique commerciale commune, union douanière, conservation des ressources biologiques de la mer, politique monétaire pour les Etats membres de la zone euro, certains accords internationaux. Un groupe d'Etats membres ne peut donc engager une coopération renforcée en vue de promouvoir des relations commerciales plus coopératives avec les pays du Sud ; ni instaurer des droits de douane supérieurs, ni promouvoir une politique plus ambitieuse de protection des ressources biologiques de la mer.

Il doit être établi que les objectifs poursuivis par cette coopération ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l'Union dans son ensemble. Qu'est-ce qu'un délai raisonnable ? Des gouvernements hostiles à la mise en place d'une coopération renforcée pourront, au lieu de s'y opposer, proposer la prise en charge du sujet par l'Union et faire traîner la négociation. L'adoption d'un texte important nécessite habituellement quatre ans au moins. Il faudra plus pour s'apercevoir que l'on ne parvient pas aux objectifs poursuivis dans un «délai raisonnable».

L'article I-44 impose que la coopération renforcée réunisse au moins un tiers des Etats membres, soit 9. Et la procédure d'autorisation multiplie les possibilités de blocage. L'objet de cet examen n'est pas de juger si cette procédure est justifiée mais d'apprécier la difficulté de mise en oeuvre d'une coopération renforcée.

S'agissant de la politique étrangère et de sécurité commune, le Conseil des ministres décide seul mais à l'unanimité. Dans les autres cas, il décide à la majorité qualifiée mais d'autres obligations s'ajoutent :

L'autorisation est donnée par le Conseil des ministres sur proposition de la Commission. Cette proposition est indispensable pour que le Conseil décide (article III-419). Les Etats adressent donc leur demande à la Commission qui «peut soumettre au Conseil des ministres une proposition en ce sens. Si la Commission ne soumet pas de proposition, elle en communique les raisons aux Etats membres concernés.» Et la procédure s'arrête. La Commission est donc un premier verrou possible. D'autant plus que le Conseil européen a décidé que tous les Etats seront représentés à la Commission. Or les dix nouveaux membres sont hostiles aux coopérations renforcées par crainte d'être marginalisés.
Il faut ensuite l'approbation du Parlement européen. Celui-ci est donc un deuxième verrou possible.
Enfin, le conseil des ministres tranche : troisième verrou possible.

Tout cela montre qu'il n'est pas si simple d'engager des coopérations renforcées et, en tout état de cause, qu'elles ne permettent pas de s'affranchir des contraintes générales réaffirmées par la «constitution». Regardons maintenant si celle-ci facilite les coopérations renforcées», puisque ce serait l'une des avancées importantes selon les défenseurs du «Oui».

Les stipulations de la «constitution» sont très proches de celles du traité de Nice. Mais n'impose de réunir que 8 Etats (article I-44). Il ne prévoit d'autorisation que dans les domaines de la PESC et du traité CE. La généralisation de l'autorisation par la «constitution» n'est pas un assouplissement. Dans le champ du traité CE, l'article 11 du traité de Nice décrivant la procédure d'autorisation ne prévoit, en général, que la consultation du Parlement.
L'approbation du Parlement, posée par la «constitution», est un obstacle supplémentaire à la mise en place d'une coopération renforcée. Le seul assouplissement apporté par la «constitution» est, dans le champ du traité CE, la suppression de la possibilité, ouverte par le traité de Nice, pour un Etat de demander la saisine du Conseil européen.
Une telle saisine, soumise à condition, pourrait retarder de quelques mois l'autorisation de la coopération renforcée. C'est peu comparé au délai raisonnable et à l'ensemble de la procédure.

Au total, l'assouplissement par rapport au traité de Nice n'est donc pas évident.

La crise !

Devant le congrès de la CES, en 1988, Jacques Delors affirmait : «L'Europe est à nouveau en marche et c'est, de toute manière, positif». Toutes les démissions étaient contenues dans cette affirmation. En marche vers quoi ? Au nom de la marche en avant de toute manière positive une partie de la gauche a tout accepté : l'Acte unique, Maastricht et leur suite. L'Europe devait marcher sur deux jambes ? Tant pis pour la jambe sociale. Elle devait se clarifier et se démocratiser ? On signe Nice. On prétendait défendre les services publics ? On les a sacrifiés.

Deux amis de Delors, Pascal Lamy et Jean Pisani-Ferry ont très bien résumé cette mécanique : «Deux moments historiques cristallisent ces tensions. Le premier est, au milieu des années quatre-vingt, le virage vers le marché unique. Orchestré par un socialiste français, Jacques Delors, mais de son propre aveu parce qu'il avait déterminé qu'aucune autre orientation de relance de la construction européenne n'était susceptible de recueillir l'adhésion des Etats membres, il met en branle une mécanique de libéralisation» (L'Europe de nos volontés, Note de la Fondation Jean-Jaurès, 2002, p.20). La citation doit être méditée.

«Tout s'effondrera si la constitution est rejetée!» Cet argument révèle l'appréciation portée par ses défenseurs sur l'Europe actuelle, après un demi-siècle de «construction». Mais il est spécieux. L'Europe a connu des crises. La droite ne craint pas d'y recourir : De Gaulle en 1965 a ouvert une crise majeure, Thatcher a récidivé pour son «chèque». Chirac a refusé de se soumettre au pacte de stabilité. L'Europe a survécu.

==> Surtout, chacun sait que la construction européenne est déjà en crise profonde. En cinquante ans, ses défauts ne se sont pas corrigés mais accrus. L'hypertrophie de la réglementation de la concurrence au détriment de la politique sociale s'est amplifiée, l'attaque contre les services publics s'est déployée, l'inexistence politique s'est confirmée, la paralysie de ses institutions politiques gagnera avec l'élargissement.

Pour la cause de la «constitution», ce bilan est aujourd'hui camouflé derrière une promesse de lendemains qui chanteront : «il faut l'Europe pour réguler la mondialisation, pour faire fasse à la puissance agressive des Etats Unis». Certes, mais justement l'Europe actuelle est incapable de jouer ces rôles. Avec la volonté opiniâtre du retrait de l'intervention publique, elle se désarme systématiquement. Impuissante sur la marche du monde, volant en éclat à chaque évènement international, incapable de répondre aux problèmes rencontrés par ses peuples, sans budget, sans politique économique, sans politique des transports, de l'énergie autres que la libéralisation, dotée d'un système institutionnel de plus en plus impotent : l'Europe est en crise.

C'est un diagnostic partagé. Lamassoure caractérisait ainsi l'élargissement sans refonte préalable du système institutionnel : «C'est l'Europe du traité d'Amsterdam avec 25 Etats membres. Les règlements actuels ne pourraient plus être modifiés, les décisions étant extrêmement difficiles à prendre : il en résulterait une zone de libre échange, garantissant la libre circulation des marchandises et des capitaux(...), mais non une entité politique capable de s'affirmer vis à vis de l'extérieur» (Le Sénat. Délégation pour l'Union européenne, n° 12, 1998). Le diagnostic fondait la proposition de Joskha Fischer pour la construction d'un groupe pionnier. En écho, Delors reprochait aux gouvernements de ne pas vouloir «poser la question qui fâche et qui divise : quel pourrait être notre projet commun quand nous serons 30 ? Et d'ailleurs, quel est déjà notre projet commun à 15 ?» (Le Monde 19/1/2000) ; Juppé s'inquiétait d'une Europe conçue «uniquement comme un espace économique fondé sur la seule philosophie de la libre concurrence» (Le Figaro 16/6/2000) et J. Monod : «qu'avons nous à proposer ?
Une zone de libre-échange condamnée à se diluer dans un espace sans limite ?
» (Le Monde 6/5/2000).
C'est cette construction européenne là qui nourrit les tentations de repli national, qui risque de ruiner l'idée même de construction européenne.

La «constitution» proposée n'est pas un compromis. Un compromis aurait consisté au moins, dans l'environnement libéral, à garantir l'harmonisation sociale (condition d'une «concurrence non faussée»), à sortir les services publics des règles de la concurrence. Tout cela a été refusé. Qu'ont concédé les libéraux ? Rien. L'incorporation des politiques libérales dans la 3ème partie du texte, la plus longue, la plus dense, la plus précise, signe le refus du compromis. On nous reproche de refuser la constitution parce qu'elle ne serait pas exactement ce que nous voulions. Nous serions coupables d'un extrémisme destructeur. Non, nous refusons cette «constitution» parce qu'elle est exactement ce que nous ne voulons pas.

==> Elle est le dernier avatar de la maladie dégénérative, désormais clairement visible, qui ronge l'actuelle construction européenne. Le «Non» ne sera pas à l'origine d'une crise déjà patente. Il est la réaction nécessaire pour sortir de cette crise là. Que provoquerait-il ? Une crise politique, bien moins dangereuse que celle qui sévit déjà, parce qu'elle sera politique, parce qu'elle obligera à prendre le temps du débat sur le «projet commun», parce qu'elle ouvrira la possibilité du changement de cap aujourd’hui interdit. Ce débat en profondeur sera le premier moment d'un véritable processus constituant dont l'Europe a besoin.

Conclusion :

La solennité de la démarche de la Convention, l'utilisation abusive du terme de Constitution, ne doivent pas être prises à la légère. 50 ans après le traité de Rome, se développe la contestation des politiques libérales en général, des politiques européennes en particulier. L'adoption de la «constitution» se veut acte fondateur. Elle vise à donner une légitimité à la construction européenne telle qu'elle va aujourd'hui. Comment la contester demain alors que nous viendrions d'approuver ce qui la fonde ?

L'important n'est pas de peser au trébuchet les quelques avancées d'un côté, les quelques reculs de l'autre. Il s'agit de dire si nous voulons que ce texte soit le socle fondamental de l'Europe pour la période qui s'ouvre, si nous donnons notre accord à la poursuite des politiques européennes que nous avons eu le temps d'évaluer. Ou si nous voulons que l'Europe change de direction.
Il faut dire «Non» à cette «constitution» qui grave dans le marbre le dogme et les politiques libérales.

Il faut dire «Non» pour pouvoir construire l'Europe.

Pour remettre à l'endroit tout ce que le libéralisme fait fonctionner à l'envers.


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