L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (I)

Par Raoul Marc JENNAR
chercheur URFIG
20 juillet 2005

1. Le programme de Doha (2001)

Lors de la quatrième conférence ministérielle de l’OMC, à Doha, en novembre 2001, les pays industrialisés, et en particulier l’UE et les USA, ont réussi à imposer l’ouverture d’un cycle de négociations commerciales internationales qu’ils ont baptisé « Agenda de Doha pour le Développement » . Un programme de négociations qui, tout évoquant à de multiples reprises les questions de développement, faisait surtout la part belle aux attentes des pays riches.

Cette réussite, après l’échec de Seattle, est liée aux circonstances : la conférence se tenait quelques semaines après le 11 septembre, au moment de l’invasion de l’Afghanistan. M. Robert B. Zoellick, ministre US du commerce, et son collègue européen, le socialiste français Pascal Lamy, Commissaire européen au commerce n’ont pas cessé de répéter qu’un accord à Doha « contribuerait à la lutte contre le terrorisme ». Ce qui signifiait que bloquer un accord, c’était encourager le terrorisme ! Aucune délégation du Sud n’a voulu prendre le risque d’une telle accusation, je peux en porter témoignage.

Par la suite, les négociations entamées dans le cadre du programme de Doha n’ont abouti sur aucun dossier à l’exception d’un accord sur les médicaments du 30 août 2003 qui s’avère, à l’usage, impraticable.

2. L’impasse de Cancun (2003)

La cinquième conférence ministérielle en septembre, à Cancun, a vu les pays du Sud s’organiser en groupes par dossier pour exprimer leur opposition aux propositions américano-européennes. La conférence n’a débouché sur aucun accord.

3. Le « cadre de juillet » (2004)

Suite à d’intenses pressions tout au long du premier semestre 2004 sur les pays du Sud les plus résistants, suite aussi à l’accord du Brésil et de l’Inde de participer avec l’Australie, les Etats-Unis et l’Union européenne aux travaux d’un groupe de négociation informel (FIPS – Five Interested Parties) où ils n’ont défendu que leurs seuls intérêts, un accord est intervenu fin juillet (appelé le « July framework »), à l’occasion d’une réunion du Conseil général de l’OMC, sur un cadre resserré de négociations (Document OMC WT/I/579 – 2 août 2004). En fait, même si le document évoque quasiment tous les points du programme de Doha, la volonté de négocier c’est surtout manifestée sur les trois sujets suivants :

- agriculture

On peut distinguer quatre groupes de pays exprimant des points de vue propres :

a) l’Union européenne et les Etats-Unis : tout en acceptant des formules n’engageant à rien sur le démantèlement des subventions à l’exportation et des aides à la production, ils exigent l’ouverture totale des marchés chez les autres ;
b) les pays du groupe de Cairns réunissant des pays exportateurs de produits agricoles très libre-échangistes : ils exigent l’ouverture de tous les marchés et le démantèlement de toute politique de soutien ;
c) les pays du Sud qui n’ont pas de capacité exportatrice, qui sont importateurs d’aliments et dont les productions locales (par ex. le coton) sont directement concurrencées par les produits agricoles UE/USA : ils demandent l’ouverture des marchés UE/USA, la fin des politiques UE/USA de soutien et un degré certain de protection de leurs propres productions ;
d) certains pays dont les capacités exportatrices augmentent (Inde, Brésil) : ils font des choix éclectiques en vue de favoriser un agro-business naissant.

La négociation porte sur trois « piliers » :
- l'accès au marché, c'est-à-dire le niveau des droits de douane et des quotas d'importation,
- les subventions à l'exportation
- les soutiens directs aux paysans.

- accès aux marchés pour les produits non agricoles – NAMA :

Il s’agit d’éliminer les droits de douane, réduire ou éliminer les crêtes tarifaires, les droits élevés et la progressivité des droits, ainsi que les obstacles non tarifaires sur les produits non agricoles, c’est-à-dire les produits manufacturés, mais également les ressources naturelles. La volonté est de procéder par le biais d’une formule dite « unique et non linéaire ». C’est une demande forte de tous les pays industrialisés à laquelle résistent surtout les pays qui tirent leurs ressources des droits de douane, de leurs richesses naturelles et qui redoutent une concurrence qui anéantira leurs propres capacités industrielles.

Le débat porte principalement sur la formule à adopter pour la réduction des tarifs douaniers. Une formule, dite « formule suisse », a pour effet de cibler les pays dont la moyenne des tarifs douaniers est élevée sans considération pour les particularités douanières de chaque pays, ce qui cible surtout les pays en développement. Cette formule est défendue par les pays industrialisés qui ont pourtant pratiqué l’inverse au cours de leur propre industrialisation : ils ont utilisé les tarifs douaniers tantôt à la hausse pour protéger certaines productions domestiques tantôt à la baisse quand ils voulaient faciliter l’entrée de produits dont ils avaient besoin. Cette flexibilité qu’ils continuent de pratiquer, ils la refusent aujourd’hui aux pays du Sud.

- services :

L’objectif est d’obtenir que chaque pays fasse « aussi vite que possible » des offres de libéralisation alors qu’à l’époque, une quarantaine seulement (sur 148) en ont présentées. Une échéance est fixée pour l’évaluation des offres : mai 2005. La volonté de conclure fin 2005 les négociations sur les disciplines (législations et réglementations qui ne peuvent plus être plus rigoureuses que nécessaires et subventions qui provoquent des distorsions à la concurrence commerciale) est également annoncée.

Bien entendu, les négociations se poursuivent sur les autres points du programme de Doha. Mais elles sont directement affectées par les avancées ou les blocages sur les trois dossiers principaux.

4. Vers le Conseil général de juillet 2005

Les négociations se déroulent à Genève au sein de ces groupes de travail. Les travaux se déroulent sous la double impulsion du directeur général de l’OMC, (M. Supachai Panichpakdi jusqu’au 31 août, Pascal Lamy à partir du 1 septembre) et de la présidente du Conseil général (assemblée des ambassadeurs auprès de l’OMC), Mme Amina (Kenya).

De multiples réunions informelles regroupant un certain nombre de pays en fonction des matières accompagnent les réunions régulières des groupes de travail.

De plus, des réunions se sont tenues ponctuellement entre un nombre limité de ministres (25 à 30, sélectionnés par les USA et l’UE) :
- en marge de la réunion de Davos, le 29 janvier
- à Mombasa (Kenya), les 2-4 mars
- en marge d’une réunion de l’OCDE à Paris, le 5 mai
- à Dalian (Chine), les 12-13 juillet.

Il faut noter que ces mini-ministérielles n’ont aucun caractère officiel ; elles ne sont pas prévues par les statuts de l’OMC et les Etats qui ne sont pas invités n’ont pas le droit d’y participer. Mais l’usage imposé par les pays industrialisés leur donne un statut de réunion décisionnelle.

Les commentaires après la réunion de Dalian font apparaître que les espoirs d’aboutir à des conclusions concrètes à soumettre au Conseil général des 27-29 juillet ont baissé, même si des négociations sur l’agriculture et NAMA auront encore lieu avant la réunion du Conseil général.

Il semble que les ministres réunis à Dailin préparent le terrain pour une présentation de la 6e conférence ministérielle comme une étape intermédiaire dans la négociation du programme de Doha. Celui-ci indiquait (point 45) que « les négociations devant être menées au terme de la présente déclaration seront conclues au plus tard le 1er janvier 2005 » Après l’échec de Cancun, un report à fin 2005, soit à la 6e conférence ministérielle, avait été considéré comme inévitable. A Dailin, les ministres ont confirmé la décision de reporter à la fin de 2006 la conclusion des négociations du programme de Doha.

A la veille d’une réunion du Conseil général destinée faire le point et, éventuellement, à enregistrer des accords, un état des lieux laisse apparaître ce qui suit sur les trois principaux dossiers :

AGRICULTURE (le président du groupe de travail est Tim Groser, ambassadeur de Nouvelle-Zélande) :

Un accord est intervenu lors de la mini-ministérielle de Paris sur une question très technique : comment convertir des tarifs douaniers spécifiques (montant par tonne importée) en tarifs libellés en pourcentage (pourcentage du prix par tonne importée), conversion appelée ad valorem equivalents ou AVE. Cette question est au cœur du premier pilier, car il s’agissait de rendre praticable une formule de réduction des tarifs douaniers (encore à négocier) en tenant compte de différentes catégories de produits. L’accord a relancé une négociation totalement bloquée depuis sept mois.

Le noyau de la négociation est le groupe FIPS auquel se joignent d’autres pays sur invitation du président Groser. Les questions en négociation sont :

- la formule de réduction des tarifs douaniers sur les produits agricoles : les USA et les pays du groupe de Cairns veulent une formule qui supprime fortement les tarifs douaniers ; l’UE, l’Inde et un groupe de dix pays préfèrent une formule basée sur des pourcentages moyens qui réduisent doucement les tarifs douaniers ; le Canada et la Chine proposent une formule de compromis. Aucun accord à ce jour ;

- les produits sensibles et les mécanismes spéciaux de sauvegarde : il s’agit de déterminer les liste de produits associés à une formule spécifique de réduction des tarifs en tenant compte de la catégorie à laquelle le pays appartient. Aucun accord.

Il n’y a pas davantage d’accord sur le contenu de la « boîte verte », l’aide alimentaire, les aides nationales. On reviendra sur ces dossiers.

NAMA (président : Stefan Johannesson, Islande) :

C’est, avec les services, le dossier sur lequel les USA et l’UE exigent, en compensation de leurs vagues promesses sur le dossier agricole, des concessions concrètes et immédiates de la part des pays du Sud.

La négociation porte sur la formule suisse dont les pays riches conduits par les USA demandent l’application intégrale et à laquelle s’opposent des pays comme l’Argentine, le Brésil et l’Inde qui proposent une autre formule linéaire - baptisée ABI. Celle-ci intègre dans l’équation les tarifs moyens du pays, ce qui doit avoir pour effet d’adoucir la suppression des crêtes tarifaires, particulièrement dans les pays où ils sont élevés (PVD). Elle tient compte des besoins particuliers de chaque pays et répond le mieux à l’objectif recherché : éroder les pics tarifaires. Elle rencontre la préoccupation officielle d’un traitement spécial et différencié pour les PVD.

La formule ABI a été fortement combattue par les USA, l’UE, le Canada, la Corée, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Les autres pays se partagent entre les deux propositions. Au nom du Groupe Africain, le Kenya a rejeté la formule suisse.

L’UE a déposé une proposition visant à réduire, puis à supprimer les taxes appliquées dans un grand nombre de pays sur les produits exportés.

Le président Johannesson a décidé qu’il y avait consensus sur la formule suisse !

SERVICES (président Alexandro Jara, Chili) :

Il faut rappeler que, de toutes les négociations à l’OMC, celles sur les services se déroulent dans les conditions les moins transparentes, les moins démocratiques et les plus directement influencées par les lobbies. Trois sujets émergent de ces négociations : la question des offres, celle des disciplines et le mode 4.

a) Sur les offres. La réunion de Dailin aurait convenu d’un report à 2006 l’échéance pour le dépôt d’offres améliorées, mais le Commissaire européen a contesté certaines indications du communiqué final relatives au calendrier.
Au 27 juin, 68 Etats (si on considère l’UE comme une seule entité douanière, ce qui est la définition d’un Etat à l’OMC) ont présenté des offres initiales. Des offres révisées (amplifiées) ont été présentées par 25 Etats dont 11 pays en développement.
La pression de l’UE est intense. Elle est soutenue par les USA, le Canada et la Suisse. Après avoir, dans le plus grand secret, revu ses propres demandes et ses offres à la hausse, pour la deuxième fois depuis l’ouverture des négociations, l’UE a proposé de modifier la méthodologie de ces négociations.
En novembre 2001, elle a proposé le mécanisme des offres et des demandes. Mais ce mécanisme n’a pas apporté les résultats escomptés. Seules les offres des pays industrialisés sont importantes. Quant aux autres Etats de l’OMC, ils se sont abstenus ou bien ont présenté des offres de libéralisation dont le niveau est faible en nombre et en intensité.
En juin 2005, l’UE propose un système dit de « benchmarks » : imposer à chaque Etat un niveau minimum d’engagements qualitatifs (degré de libéralisation) et quantitatifs (nombre des sous-secteurs engagés).
Unilatéralement, la Commission européenne, dans un « non paper » déposé à Genève le 24 juin, vient de changer le terme « benchmarks » par « common baseline », c’est-à-dire une « ligne de base commune » pour les négociations. Elle a donné une définition qui amplifie l’accord conféré par le Conseil des Ministres européen du 15 juin. Il s’agit désormais d’une double obligation faite à chaque Etat :

- prendre au moins un minimum d’engagements spécifiques dans un nombre de secteurs définis dans une liste,
- pour chaque secteur ou sous-secteur engagé, indiquer un degré minimal de libéralisation dans chacun des quatre modes de fourniture des services, ce degré minimal étant explicité selon les secteurs.

On notera que si cette proposition de la Commission européenne devait être adoptée par l’OMC, des secteurs ou des sous-secteurs qui se trouveraient dans la liste minimale arrêtée par l’OMC mais qui ne figurent pas actuellement dans la liste des offres européennes (je pense au secteur de la culture et de l’audio-visuel dont il serait naïf de croire que les USA ne l’incluront pas dans la liste minimale) ou qui y figurent, mais avec des exemptions (sur le mode 3, par exemple qui permet des limites à la participation étrangère au capital des sociétés), la Commission serait en position de force ensuite pour exiger des Etats membres de l’UE une nouvelle extension des offres pour s’adapter aux nouvelles décisions de l’OMC qu’elle aura elle-même inspirées !

En fait, ce que poursuit la Commission européenne, c’est la suppression de toutes les flexibilités inscrites dans l’AGCS (droit des Etats à ne pas appliquer l’AGCS à tel ou tel secteur ou à ne l’appliquer que partiellement ; flexibilités particulières pour les pays en développement). C’est la suppression du concept de « liste positive. » Par parenthèse, c’est également, pour l’espace européen, un des objectifs de la proposition Bolkestein.

b) dans le domaine des disciplines, on négocie sur les pratiques dans le domaine des marchés publics, sur les législations et réglementations nationales (conditions de qualité, de procédure, d’octroi de licences, normes techniques), sur les subventions et sur les mesures nationales de sauvegarde (un mécanisme du GATT qui permet de fermer un marché lorsque le volume des importations entraîne des conséquences négatives). C’est principalement dans le domaine des législations et réglementations nationales (domestic regulation) que les négociations ont avancé, les pays industrialisés cherchant à réduire les contraintes imposées à leurs investisseurs. L’ALENA a servi de modèle. On sait que cet accord de libre-échange a permis d’assimiler à des « décisions valant expropriation » des législations qui protègent les populations ou l’environnement adoptées après l’entrée en vigueur de l’ALENA. Les USA ont d’ailleurs proposé qu’un Etat puisse bloquer l’entrée en vigueur d’une législation nationale en la motivant par le fait qu’elle représente un obstacle non tarifaire et puisse soumettre le cas à l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC. Plusieurs PVD ont proposé au contraire que soit confirmé le droit de chaque Etat à réguler et à déterminer les obligations de service universel qu’il désire imposer.

c) sur le mode 4 (mouvement des personnes physiques), les pays en développement considèrent que le problème n’est pas la faiblesse des offres des PVD, mais bien la faiblesse des offres européennes en ce qui concerne le Mode 4. Ils sont très nettement demandeurs, alors que les USA sont tout à fait réservés (le Congrès est hostile à toute ouverture en la matière). L’espoir des pays du Sud est de voir s’ouvrir des possibilités d’ouverture des marchés pour des professions qualifiées et très qualifiées (services professionnels). L’UE a explicitement présenté la proposition Bolkestein comme un élément positif à cet égard.

* * *
Sur chacun des dossiers des blocages importants demeurent. Les pays du Sud, même s’ils sont moins unis qu’à Cancun, résistent. « Il y a en fait désaccord sur presque tous les dossiers », déclarait un diplomate après Dailin. Il apparaît dès lors comme une perspective réaliste que les présidents des groupes de travail devront, au Conseil général, probablement se limiter à des rapports sur l’état d’avancement des travaux sans avoir à proposer des solutions acceptées au sein de leur groupe.

Recommandations


Pour les Européens, un constat s’impose : le Commissaire au Commerce, le blairiste Peter Mandelson est dans la droite ligne de ses prédécesseurs Leon Britan et Pascal Lamy. Ce qui s’explique par ses convictions personnelles («nous sommes tous des Thatchériens » écrivait-il dans le Times du 10 juin 2002), mais également par un soutien sans faille des 25 gouvernements à une libéralisation tous azimuts.

Dès lors, toute action sur les négociations à l’OMC passe par une remise en cause du mandat conféré au Commissaire au Commerce par les gouvernements. Ce mandat a été adopté en 1999, avant Seattle, confirmé, pour l’essentiel, en décembre 2003, après Cancun et précisé le 15 juin dernier. C’est un mandat qui répond aux attentes des firmes transnationales.

Après les échecs de Seattle et de Cancun, après les objections argumentées, répétées depuis des années par les pays du Sud, aux propositions européennes, au moment où s’observe, comme à la veille de Cancun, un blocage général sur tous les dossiers dont l’obstination européenne est très largement responsable, l’Union européenne doit procéder à une réévaluation de sa position de négociation et constater que le mandat confié au négociateur n’est plus pertinent.

Il est urgent que l’Union européenne cesse de dicter aux pays du Sud ce qu’elle juge bon pour leur développement et qui en fait ne sert que les intérêts des capitalistes européens.

Il est urgent que l’Union européenne accepte enfin que ces pays décident eux-mêmes sur la base de quels critères ils veulent se développer.

Une telle révision du mandat européen devrait, dans l’immédiat, faire de l’Union européenne le défenseur d’un processus impartial et le promoteur de pratiques démocratiques, en particulier en exigeant :

- que soit établi un calendrier précis pour les matières à négocier d’ici à Hong Kong, comprenant une méthodologie qui soit globale, transparente et incluant tous les Etats membres ;

- que soit abandonnée la pratique de textes préalablement négociés en cercles restreints et ensuite présentés comme à prendre ou à laisser ;

- que soit abandonnée la pratique consistant à accuser ceux qui refusent les propositions des pays industrialisés de vouloir détruire le programme de Doha ou de ne pas contribuer à la lutte contre le terrorisme ;

- que les sujets en négociation soient équilibrés et qu’un parallélisme soit instauré afin que toute demande des pays industrialisés soit négociée en même temps qu’une demande équivalente en importance des pays du Sud.

Une telle révision du mandat européen devrait, sur le fond, interdire au négociateur européen de demander aux pays en développement ce que l’Union européenne n’est pas prête à réaliser elle-même en particulier dans le domaine de l’agriculture, de l’accès au marché des produits non agricoles (NAMA) et des services. Le négociateur européen devrait soutenir le principe de l’élimination de toutes les subventions à la production et à l’exportation de coton.

Un nouveau mandat européen devrait intégrer la promotion du concept de souveraineté alimentaire afin de laisser chaque peuple libre du choix des modalités de son autosuffisance alimentaire.

Un nouveau mandat européen devrait exiger une révision de l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle afin d’interdire toute forme de biopiraterie, afin d’empêcher que l’usage des brevets conduise à la production d’OGM et afin de rendre accessibles à tous les médicaments dont chacun a besoin pour se soigner.

Enfin, toute révision du mandat européen devrait inclure l’exigence d’une renégociation de l’AGCS incluant la définition des services publics et leur exclusion de tout accord commercial. En tout état de cause, l’UE doit exiger l’exclusion explicite de la santé, de l’éducation, de la culture (en ce compris l’audio-visuel) et de l’environnement (en ce compris la gestion de l’eau) de la nomenclature des services auxquels s’applique l’AGCS.
C’est ce qu’il faut exiger de chaque gouvernement et de la Commission européenne.

Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès du mouvement social
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L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (II)

Par Raoul Marc JENNAR
chercheur URFIG
25 août 2005

1. Rétroactes

- En 1994, les " Accords de Marrakech " sont signés par les gouvernements qui les ont négociés. Ils donnent naissance à l'OMC qui succède au GATT et est dotée de pouvoirs considérables qui en font l'institution internationale la plus puissante du monde. Ils contiennent, dans un certain nombre de domaines (agriculture, droits de propriété intellectuelle, services, …), des dispositions qui n'ont avec le commerce qu'un rapport indirect, mais qui confèrent à l'OMC la capacité d'intervenir dans tous les actes de la vie quotidienne. Par la volonté des gouvernements occidentaux, la mondialisation néolibérale est désormais en marche.
- En 1995, les " Accords de Marrakech ", après avoir été ratifiés par les parlements nationaux, entrent en vigueur.
- En 1996, les pays industrialisés demandent l'ouverture d'un nouveau cycle de négociations afin de libéraliser les pratiques liées à l'investissement, aux marchés publics, à la concurrence et à la facilitation des échanges. Lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Singapour, les pays en développement s'y opposent.
- En 1999, les pays riches veulent lancer un cycle de négociations extrêmement ambitieux, baptisé " cycle du Millénaire ". Lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Seattle, les pays en développement refusent.
- En 2001, en utilisant des pratiques contraires aux règles de l'OMC et en usant du contexte de l'après 11 septembre, lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Doha, les pays industrialisés parviennent à imposer le lancement d'un cycle de négociations qu'ils baptisent " Agenda de Doha pour le Développement ". Ce programme contient notamment les matières refusées à Singapour.
- De 2001 à 2003, les négociations du programme de Doha bloquent sur tous les dossiers : sur ceux qui intéressent les pays en développement parce que les pays riches n'acceptent pas de rencontrer les attentes du Sud et sur ceux qui intéressent les pays riches parce que les pays en développement se heurtent au protectionnisme du Nord.
- En 2003, aucun des blocages n'est levé et la conférence ministérielle de Cancun échoue.
- En 2004, après avoir réussi à diviser les pays en développement, les pays riches obtiennent en juillet, à l'occasion d'une réunion du Conseil général de l'OMC (instance qui réunit les ambassadeurs des Etats membres avec des pouvoirs équivalents à une conférence ministérielle - instance à laquelle des ministres peuvent participer s'ils le souhaitent) un accord sur un cadre pour la relance des négociations. Ce " cadre de juillet " porte essentiellement sur quatre dossiers : l'agriculture, les produits non agricoles (NAMA), les services, les questions de développement. L'objectif est de parvenir, en un an, à un accord " proche de ce qui est requis " (" approximation " en anglais) sur ces quatre dossiers.

2. Le Conseil général des 27-29 juillet 2005

Un an après l'accord sur le " cadre de juillet ", la réunion qui devait déboucher sur un " accord proche de ce qui est requis " s'est terminée sans aucun résultat sur les quatre dossiers de juillet 2004. Cette absence d'accord a minima intervient quatre mois et demi avant la conférence ministérielle de Hong Kong où les pays industrialisés espèrent enregistrer des accords permettant la réalisation, fin 2006, du programme de Doha. Mais il ne reste, en fait, que 12 semaines de négociation programmées. Cet échec des pays riches a lieu en dépit de la présence du ministre US, du Commissaire européen (négociateur unique au nom des 25 Etats membres), des ministres du Japon et de Hong Kong.

Ce blocage a lieu au moment où M. Pascal Lamy succède à M. Supachai Panitchpakdi à la tête de l'OMC comme directeur général. Le Conseil général a enregistré l'annonce par Pascal Lamy des quatre directeurs généraux adjoints qu'il a nommés : Alejandro Jara (Chili), Valentine Ruwabiza (Rwanda), Harsha Vardhana Singh (Inde), Rufus Yerxa (USA). Le Conseil général a également désigné les personnes en charge de responsabilités lors de la 6e conférence ministérielle : elle sera présidée par Hong Kong assisté de l'Autriche, de la Barbade et du Nigeria. Les USA et Israël ont exprimé des réserves quant à l'octroi à la Ligue des Pays Arabes du statut d'observateur lors de la conférence.

Mme Amina Chawahir Mohamed (Kenya), qui préside actuellement le Conseil général, tout en refusant de parler de "crise", a indiqué qu'une réussite à Hong Kong réclame trois conditions :
- une meilleure utilisation du temps disponible, ce qui signifie à ses yeux réduire les autres activités de l'OMC pour pouvoir se concentrer sur les négociations, éviter les réunions hors Genève ;
- une amélioration de la transparence et de la participation de tous, en particulier des petits pays et des pays les plus pauvres ;
- une réelle volonté politique.

Pour Mme Amina, les objectifs pour Hong Kong demeurent inchangés : un accord sur les termes de la négociation pour l'agriculture et le NAMA, une " masse critique " d'offres de haute qualité dans le domaine des services et une contribution significative aux aspects développement dans tous les domaines en négociation. Elle a souligné également l'importance pour les pays africains, pays les moins avancés (PMA) comme pays ACP, d'obtenir des progrès dans le dossier du coton. Quant à M. Supachai, qui quitte la direction de l'OMC pour celle de la CNUCED, il a déclaré que la situation est " déconcertante, mais pas désastreuse " !

3. Etat des lieux et positions respectives

3.0 Petit glossaire :

le jargon des négociations demande une connaissance de certaines expressions et de certains sigles :

FIPS : "Five Interested Parties", cinq pays concernés par le dossier agricole : un groupe inspiré par l'UE, les USA et l'Australie pour distraire l'Inde et le Brésil des coalitions dont ces deux pays faisaient partie.

G10 : un groupe de 10 pays qui sont importateurs nets de produits agricoles : Bulgarie, Corée, Islande, Israël, Japon, Liechtenstein, Maurice, Norvège, Suisse et Chine-Taiwan.

G20 : un groupe de 20 pays créé à la veille de la conférence de Cancun pour empêcher qu'un accord préalable intervenu entre l'UE et les USA qui méconnaissait totalement les intérêts de ces 20 pays devienne la règle de l'OMC et pour maintenir un espace pour une négociation agricole qui face droit aux préoccupations de ces pays : Afrique du Sud, Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Chine, Cuba, Egypte, Guatemala, Inde, Indonésie, Mexique, Nigeria, Pakistan, Paraguay, Philippines, Tanzanie, Thaïlande, Venezuela, Zimbabwe.

G33 : un groupe d'environ 40 pays en développement qui se préoccupe prioritairement de l'impact de la libéralisation sur la petite paysannerie.

PMA : Pays les Moins Avancés : il s'agit, selon une classification de l'ONU, des pays les plus pauvres du monde.

ACP : les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

Groupe de Cairns : pays exportateurs de produits agricoles qui n'accordent ni aides internes, ni subventions à l'exportation.

Boîte verte : mesures de soutien à la production agricole considérées comme ne faussant pas les échanges et donc autorisées sans restriction.

Boîte bleue : mesures de soutien liées à la production agricole autorisées sous réserve de limitations de la production et n'ayant par conséquent qu'un effet de distorsion minimal sur les échanges.

Boîte orange : mesures de soutien à la production agricole considérées comme faussant les échanges et donc soumises aux engagements de réduction.

3.1 Agriculture

C'est le dossier-clé. Si un accord intervient sur l'agriculture, cela signifiera que les pays du Sud auront obtenu suffisamment pour, en compensation, être disposés à des concessions sur d'autres dossiers. Le rapport présenté à Genève, et accepté par tous, fournit une indication de l'état des négociations dans chacun des trois " piliers " (subventions à l'exportation, aides internes, accès au marché) :

- sur les subventions à l'exportation : avancées et blocages
-- l'UE s'est engagée à fournir une date crédible pour la fin du démantèlement progressif de ses subventions à l'exportation ; d'autres engagements sont attendus quant aux crédits à l'exportation, mais des blocages demeurent en ce qui concerne les entreprises commerciales publiques et l'aide alimentaire ;
-- les USA continuent à bloquer sur la commercialisation de l'aide alimentaire ;

- sur les aides internes : blocage total
-- boîte orange : UE, USA et Japon font, chacun à leur manière de l'obstruction sur le pourcentage de réduction de leurs aides,
-- boîte bleue : UE et USA bloquent sur l'élargissement convenu des critères d'octroi de ce type d'aides,
-- boîte verte : tout le monde bloque ; un renforcement des critères de nature à empêcher des aides qui ne répondraient pas au statut prévu par cette boîte suscite des réactions identiques avec des motivations contradictoires : UE et USA les refusent pour maintenir les aides qu'ils fournissent actuellement ; les pays en développement veulent conserver une capacité de soutenir leurs différents secteurs agricoles.

- sur l'accès au marché : déblocage partiel
-- le G20 a présenté une formule pour la réduction du niveau des droits de douane et des quotas limitant le niveau d'importation ; cette formule a été acceptée lors de la réunion mini-ministérielle de Dalian (voir " De Doha à Hong Kong, via Genève I " sur www.urfig.org, Hong Kong) comme la base des discussions futures. Cette formule est à mi chemin de celle défendue par l'UE et le G10 et de celle proposée par les USA, l'Australie et la Nouvelle Zélande.
-- le G33 a introduit une liste de produits spéciaux et de biens de consommation qui échapperaient à une réduction significative des tarifs douaniers ; il a également proposé un mécanisme spécial de sauvegarde qui permettrait aux pays de ce groupe d'élever les tarifs douaniers pour se protéger contre le dumping. Le G33 a été invité à fournir des critères pour la sélection des produits spéciaux se référant à la sécurité alimentaire et au développement rural.

3.2 NAMA

La négociation sur l'accès au marché des produits non agricoles tourne autour d'une formule de réduction des tarifs douaniers. Une écrasante majorité de pays en développement qui avaient exprimé une très forte opposition à Cancun à toute négociation sur cette question ont été contraints de participer maintenant à un consensus sur l'application d'une formule de réduction. En effet, les pays industrialisés et certains pays émergents ont poursuivi les discussions, en dépit de l'absence du consensus exigé par les règles de l'OMC.

La formule que veulent imposer les pays industrialisés s'appliquerait à tous les produits et soumettrait les tarifs douaniers les plus élevés à une réduction proportionnellement plus élevée que les tarifs douaniers les plus bas. Cette formule désavantagerait les pays en développement qui ont maintenu des tarifs plus élevés que les pays industrialisés et qui en retirent des ressources importantes. Des formules alternatives ont été proposées introduisant des coefficients différents selon les cas. Toute la discussion porte désormais sur ces coefficients, ce qui, selon certains observateurs, rend vraisemblable un accord dans les prochaines semaines. Cependant, la négociation est compliquée par l'introduction de propositions visant à supprimer des " barrières non tarifaires ", c'est-à-dire d'interdire certaines réglementations nationales qui contrarient l'accès au marché.

3.3 Services

Les pays riches considèrent que le mécanisme des demandes et des offres introduit à Doha (voir " De Doha à Hong Kong, via Genève I " sur www.urfig.org, Hong Kong) pour la mise en œuvre de l'AGCS continue à produire des résultats trop modestes. Ils veulent s'assurer que chaque pays présente une liste de services à libéraliser satisfaisante en quantité (nombre de secteurs proposés) et en qualité (degré de libéralisation). C'est le sens de la proposition européenne déposée en juin dernier. Elle se heurte à une forte opposition, africaine en particulier.

La résistance des pays en développement observée jusqu'ici est affaiblie par une division intervenue entre ceux qui continuent de refuser à présenter des demandes et des offres et ceux qui, comme le Bangladesh, l'Inde, le Pakistan ou les Philippines, n'expriment plus cette opposition de principe parce qu'ils introduisent le mode 4 (le mouvement de personnel, c'est-à-dire, pour utiliser une expression popularisée par la directive Bolkestein, le principe du pays d'origine) dans la négociation globale. En d'autres termes, si l'UE et les USA font des offres significatives sur le mode 4, ces pays seraient disposés à plus de flexibilité sur l'agriculture et le NAMA.

L'UE semble prête à avancer assez loin dans cette voie, tandis que les USA, officiellement tout du moins, manifestent plus de réserve. Mais cette réserve est peut-être destinée à une opinion publique américaine où dominent des sentiments anti-immigrants. Il est manifeste qu'UE comme USA privilégient le même souci patronal d'augmenter les possibilités d'une main d'œuvre à bon marché.

La question du mode 4 pourrait ainsi débloquer l'ensemble de la négociation.

4. Quelles perspectives pour le programme de Doha ?

4.1 Les éléments d'un scénario

Bien savant celui qui pourrait aujourd'hui affirmer que les bases de la réussite sont réunies, comme prétendre que le sont les conditions de l'échec.

Dans chacun des trois dossiers passés en revue, les éléments de convergence s'alignent de la même manière que les causes durables de blocage.

Deux constats s'imposent cependant :
a) aucun pays n'est prêt-à-porter la responsabilité d'un nouvel échec.
Ce facteur, qui fut une des raisons de l'accord de Doha deux ans après Seattle, peut être déterminant ;
b) les pays industrialisés, et surtout les Européens, veulent protéger l'OMC des effets d'un nouvel échec.
Un scénario circule à Genève : celui d'un déblocage, lors du Conseil général d'octobre, du dossier agricole par des concessions (avec application différées dans le temps) des Européens sur les subventions aux exportations et des Américains sur la commercialisation de l'aide alimentaire. UE et USA annonceraient également un effort immédiat sur le mode 4 de l'AGCS. De telles évolutions pourraient créer une dynamique qui marginaliserait partiellement les résistances. La voie serait alors dégagée pour un accord minimal à Hong Kong, laissant libre la perspective d'une négociation finale du programme de Doha. La possibilité d'une ample libéralisation à terme dans tous les domaines couverts par ce programme serait ainsi maintenue.
Ce scénario catastrophe n'est pas du tout à exclure, car il sauve l'OMC et préserve les chances d'une négociation finale sur le programme Doha. Si le prix à payer est un accord limité lors de la conférence de Hong Kong, il semble qu'UE et USA soient prêts à le payer.

En fin de compte, tout réside une nouvelle fois dans la volonté et la capacité de résistance des pays du Sud.

4.2 Le " facteur Lamy "

L'arrivée, le 1 septembre, de Pascal Lamy à la direction générale de l'OMC constitue un facteur déterminant pour la suite des négociations. Peut-il réussir ce qui a échoué à Seattle et à Cancun ?
A son crédit, il y a sa maîtrise parfaite des dossiers et son expérience : il a été pendant cinq ans le négociateur unique de l'Union européenne à l'OMC et pour toutes les négociations commerciales bilatérales ou plurilatérales de l'Union. C'est un négociateur redoutable et un habile manoeuvrier. Son élection à la tête de l'OMC en est l'illustration. Il a réussi à forger sur son nom une alliance Nord-Sud en divisant les pays en développement dont il sait comment manipuler les plus faibles (la fameuse initiative " Tous sauf les armes " en fut l'illustration la plus spectaculaire ). Il connaît parfaitement les points faibles des trois groupes rassemblant les pays en développement : G20, G33 et PMA. Il est rompu aux négociations longues et n'hésite pas à recourir aux séances de nuit pour l'emporter. Résolument soutenu par les pays riches, il connaît aussi le monde des ONG où il a réussi à séparer les " réformistes " des " radicaux " en se montrant accessible aux ONG qui entretiennent les illusions d'un " dialogue constructif " avec un homme qui pourtant n'a jamais modifié son point de vue d'un iota.
A son débit, il y a sa conviction de détenir la vérité et d'être investi d'une mission. Ce qui le conduit parfois à ne pas mesurer exactement l'importance des obstacles et surtout à se laisser aller à beaucoup d'arrogance et d'intransigeance. On peut compter sur lui pour consacrer toute l'énergie et tous les moyens à sa disposition pour laver l'échec qu'il a subi à Cancun.

5. Les prochaines échéances

- les G20 et G33 se réunissent du 8 au 10 septembre au Pakistan ;
- une session spéciale de négociations sur le dossier agricole aura lieu du 13 au 18 septembre ;
- une session spéciale de négociations sur le NAMA aura lieu du 19 au 23 septembre ;
- deux sessions spéciales de négociations sur les services (AGCS) auront lieu du 19 au 23 et du 26 au 30 septembre
- une " mini-ministérielle " (réunion informelle où ne participent que les ministres invités) aura lieu dans la première quinzaine d'octobre à Genève ;
- le Conseil Général se réunira du 19 au 20 octobre ; si un accord intervient, les termes serviront de base au projet de déclaration ministérielle qui sera soumis à la conférence de Hong Kong
- une mini-ministérielle est prévue en novembre en Corée ;
- la 6e conférence ministérielle aura lieu les 13-18 décembre à Hong Kong

6. De quoi s'agit-il ?

Au-delà des discours convenus, de quoi s'agit-il ? Quel but poursuivent ceux qui veulent que les négociations aboutissent ? Au profit de qui ? Il n'y a qu'un objectif : ouvrir les marchés. Au profit d'une seule catégorie de pays : ceux qui ont quelque chose à exporter.

Ouvrir les marchés du Sud aux produits agricoles d'Europe, des USA et des pays du groupe de Cairns ; ouvrir les marchés du Sud aux produits industriels des pays du Nord, ouvrir les marchés du Sud aux entreprises fournisseurs de services d'Europe et des USA. Ils appellent ça le libre-échange. Et ils prétendent que plus il y a de libre-échange, plus il y a de richesse répartie.

Or, contrairement à ce matraquage idéologique du patronat et du complexe politico-médiatique à son service, accroître le libre-échange ne profite pas à tous. Après dix ans d'application des " Accords de Marrakech, on peut reprendre cette formule de Carin Smaller (Institute for Agriculture and Trade Policy) : " ceux qui ont besoin le plus sont en fait ceux qui perdent le plus ". Le système commercial multilatéral n'a pas été conçu pour améliorer le sort de l'humanité. Il a été mis en place pour transformer la planète en un unique marché pour le bénéfice des plus puissants, c'est-à-dire des entreprises transnationales qui contrôlent les Etats du Nord et n'ont plus qu'un obstacle à franchir pour assurer leur toute puissance : supprimer la souveraineté des peuples du Sud consacrée par la décolonisation.

Les négociations à l'OMC apparaissent dès lors sous leur vrai jour qui devrait préoccuper chaque femme et chaque homme sur cette terre : des négociations pour la domination de la planète au profit d'un petit nombre.

Ce qui se passe à l'OMC est en fait le problème politique primordial. Ce qui se passe dans chaque pays n'est que la conséquence de ce que nos gouvernements - tous, quels qu'ils soient - ont négocié et négocient encore dans cette enceinte.

Jusqu'ici, à Seattle comme à Cancun, la résistance est venue des seuls pays du Sud. Mais les pressions exercées sur eux, en particulier par l'Union européenne avec le plein appui constant des 25 gouvernements, sont énormes. Tous les moyens sont bons et ils sont tous utilisés. Ils peuvent avoir raison de cette résistance. Les quatre mois qui viennent peuvent être décisifs.

Il y a urgence. Les citoyennes et les citoyens doivent impérativement s'approprier ces questions que la plupart des partis politiques et des syndicats ignorent ou négligent. Il y va de notre avenir. A nous de nous battre comme nous avons été capables de le faire contre le Traité Constitutionnel Européen avec les partis, les syndicats et les associations qui prennent conscience du danger.

A moins que nous soyons prêts à la servitude dans ce " Meilleur des Mondes " en préparation à l'OMC que nous annonçait déjà Aldous Huxley.



Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès du mouvement social
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L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (III)
LE DOSSIER OUBLIE : LES BREVETS QUI TUENT


Par Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès de l'URFIG et de la Fondation Copernic
14 novembre 2005 ; 30 jours avant Hong Kong


Depuis le début de cette année, des pays comme l'Afrique du Sud, l'Inde, le Kenya ou la Thaïlande n'ont plus le droit de fabriquer des médicaments génériques libres de droits. En effet, le 31 décembre, se terminait une période de 10 ans, considérée comme transitoire, pour l'application aux pays en développement de l'Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle en rapport avec le Commerce (ADPIC). Ces pays ne peuvent plus copier librement les médicaments mis au point après 1995.

L'ADPIC porte à vingt ans la durée du brevet sur les médicaments qui, avant la signature de cet accord, variait entre 5 et 15 ans selon les pays. Pendant vingt ans, il est interdit à toute entreprise pharmaceutique de fabriquer des versions génériques de molécules nouvelles. Ce qui exclut les revenus modestes de tout accès aux nouveautés thérapeutiques. La santé est réservée à ceux qui peuvent payer.

L'ADPIC est un des accords négociés dans le cadre de l'Uruguay Round, signés en 1994 et gérés par l'Organisation Mondiale du Commerce. Le paradoxe de cet accord, c'est qu'il érige des protections au nom de la lutte contre le protectionnisme. Mis en ouvre par une institution qui fait du libre-échange, de l'accès au marché, de la privatisation de toutes les activités, de la compétition et de la concurrence l'alpha et l'oméga des rapports humains, il protège les propriétaires d'un brevet. Certaines dispositions de l'ADPIC concernent explicitement les produits pharmaceutiques. Comme si un médicament était une marchandise; comme si un médicament devait d'abord servir la rentabilité des firmes pharmaceutiques ; comme si un médicament ne devait pas échapper aux règles du marché.

A cet argument, les défenseurs de l'ADPIC répondent que les brevets et les recettes qu'ils procurent sont indispensables pour financer la recherche et le développement. C'est l'argument classique des industries pharmaceutiques et de leurs lobbies. Ce qu'ils oublient d'avouer, c'est que moins de 10% de la recherche médicale sont consacrés aux maladies qui touchent 90% de la population mondiale. A peine 1% des nouveaux médicaments mis sur le marché concernent ces maladies.

L'ADPIC a eu une conséquence immédiate : la flambée des prix des médicaments. Or, plus que le commerce, la santé est un indice du niveau réel de développement. Onze millions de personnes meurent chaque année de maladies infectieuses faute d'avoir accès aux médicaments essentiels, soit un peu plus de 30.000 par jour. Deux milliards d'êtres humains n'ont pas accès aux soins de santé de base, parce que ceux-ci sont trop coûteux. Le droit à la santé du plus grand nombre passe après les profits de quelques-uns.

L'effet direct de l'ADPIC a été finalement reconnu lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Doha, en novembre 2001 : il y a une incidence directe et forte de la réglementation des brevets sur les prix des médicaments. Les ministres ont formé le voeu que l'ADPIC « n'empêche pas les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique » et ils ont affirmé que l'ADPIC ne doit pas empêcher « de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l'accès de tous aux médicaments. » Ils souhaité qu'aucune plainte ne soit déposée contre un pays qui, ayant une capacité de production pharmaceutique, aurait recours à la pratique de la « licence obligatoire » (production de médicaments génériques sans le consentement du détenteur de brevet) et autoriserait la fabrication de médicaments de qualité fabriqués à bas prix. Peu de pays sont concernés : l'Afrique du Sud, le Brésil, l'Inde, le Kenya, la Thaïlande.Quant à l'immense majorité des pays frappés par de nombreuses maladies mortelles et qui ne possèdent pas d'industrie pharmaceutique, un accord intervenu le 31 août 2003 leur permet de recourir aux « importations parallèles » (le droit d'importer des médicaments du pays où ils sont les moins chers, sans l'accord du détenteur de brevet). Mais cet accord impose de si nombreuses conditions qu'il est impraticable.

Maintenant que les dérogations en faveur des pays du Sud ayant une capacité de production pharmaceutique sont venues à terme, que valent encore les engagements en faveur de ceux qui n'ont pas de moyens de production, qui dépendent totalement des premiers et qui ne pourront plus obtenir de médicaments génériques ?
Les brevets tuent les malades.

Alors que l'OMC va tenir, à la mi-décembre, sa 6e conférence ministérielle, force est donc de constater que l'accès aux médicaments essentiels est toujours contrarié par l'ADPIC en dépit des textes interprétatifs adoptés en 2001 et 2003. Au contraire, on observe la négation systématique de ces interprétations par les pays riches. Ceux-ci, chaque fois qu'ils négocient un accord de libre-échange bilatéral, intègrent dans celui-ci des dispositions qui augmentent la protection des brevets au-delà même de ce que prévoit l'ADPIC. Plutôt que d'accroître la flexibilité de l'ADPIC dans ce domaine vital de l'accès aux médicaments, l'Union européenne - c'est-à-dire les 25 gouvernements et donc aussi le nôtre - et les USA s'efforcent de la faire disparaître.

Plus fondamentalement, dix ans après l'entrée en vigueur de l'ADPIC, qui promettait un accroissement de la R&D grâce à la protection accrue des brevets, on est loin du compte. Comme le souligne le Dr Karim Laouabdia, un des responsables de Médecin Sans Frontières International, « en ce qui concerne les besoins des pays en développement, les promesses n'ont pas été tenues. Le système des brevets est censé stimuler l'innovation, mais il n'y a aucun mécanisme pour orienter cette innovation. Le système est animé par la recherche du profit. ».

La possibilité pour les pays qui ne sont pas en mesure de produire des médicaments génériques d'en importer a été introduite avec l'accord de 2003 sous forme d'une dérogation provisoire aux dispositions de l'ADPIC. Cette dérogation doit être activée à la fois par le pays importateur et par le pays exportateur qui doivent le notifier à l'OMC et démontrer ainsi qu'ils remplissent les multiples conditions imposées par l'accord de 2003. Or, au cours des deux années écoulées, aucune notification n'a été présentée à l'OMC.
Comme le constate MSF, « il n'y a pas la plus petite preuve que cet accord fonctionne effectivement.» Ce qui signifie, en clair, qu'aucune solution n'a été apportée au problème de l'accès aux médicaments essentiels. Rien n'a changé : en moyenne, au moins 30.000 personnes continuent de mourir chaque jour de n'avoir pu recevoir les soins dont elles avaient besoin.

Face à cette tragédie, les pays africains ne veulent plus d'une solution provisoire qui ne fonctionne pas. Ils demandent que soit adoptée, à Hong Kong lors de la prochaine conférence ministérielle, une réforme de l'ADPIC qui apportera une solution permanente rendant aisées l'exportation et l'importation de médicaments génériques. A l'OMC, le groupe des pays africains a déposé une proposition détaillée qui représente une base discutable pour une négociation.

Le 25 octobre, lors d'une réunion du Conseil de l'ADPIC, à l'OMC, les USA ont objecté qu'une modification de l'ADPIC ne pouvait aller au-delà d'une transposition technique de l'accord impraticable de 2003. L'Union européenne a adopté le même point de vue ainsi que l'Australie, le Japon, la Nouvelle Zélande et la Suisse. Par contre, la proposition africaine a reçu le soutien explicite du Brésil, de la Chine, de l'Inde, de la Jamaïque et des Philippines.

La Commission européenne a confirmé il y a quelques jours, au Parlement européen, l'essentiel de la position que défend l'Europe en cette matière : « La Commission ne voit pas la nécessité d'une réunion spéciale à l'OMC pour examiner si les règles de l'OMC existantes en matière de brevets sont suffisantes pour rencontrer les besoins des pays en développement en ce qui concerne la santé publique. L'Accord ADPIC, la Déclaration de Doha et la décision du 30 août 2003 fournissent les flexibilités suffisantes pour permettre aux membres de l'OMC de protéger la santé publique et de promouvoir l'accès aux médicaments. » Une fin totale de non recevoir à la demande des pays les plus concernés.

Une fois de plus, l'OMC ne peut cacher ce qu'elle est en réalité : l'enceinte où les pays les plus riches s'efforcent de dicter leur loi à l'ensemble de la planète.

Une fois de plus, l'Union européenne, à l'inverse d'une rhétorique généreuse qui ne trompe plus personne, n'est pas aux côtés des plus faibles. Nos 25 gouvernements soutiennent une Commission européenne qui ne sert que les intérêts des firmes pharmaceutiques. Peu importent les millions de vies sacrifiées sur l'autel du profit.

Sans une décision de modifier l'ADPIC afin que puissent accéder aux médicaments ceux qui en ont besoin, il vaut mieux qu'il n'y ait aucune décision à Hong Kong. C'est plus important que tout le reste.
C'est de la vie ou de la mort qu'il s'agit.


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L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (IV)

Par Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès de l'URFIG et de la Fondation Copernic
5 décembre 2005 : 8 jours avant Hong Kong

I. LA DECLARATION MINISTERIELLE : 6 RAISONS DE LA REJETER



Le Directeur général de l'OMC, M. Pascal Lamy, a présenté, le 26 novembre, le projet de déclaration ministérielle sur lequel les Ministres des 148 pays qui se réuniront à Hong Kong vont avoir à se prononcer.

On sait que les 25 Etats de l'Union européenne seront représentés au niveau ministériel, mais que seul le Commissaire européen, Peter Mandelson, pourra engager l'Union. Il le fera toutefois après avoir consulté les ministres européens juridiquement réunis en Conseil, sur place. Rappelons que toute décision à l'OMC requiert le consensus.
Le projet de déclaration ministérielle est constitué d'une introduction en 53 points et de 6 documents présentés sous forme d'annexes. Celles-ci n'ont absolument pas fait le consensus. Ce que reconnaît M. Lamy. On doit dès lors regretter que les 53 points de son texte prennent la forme d'un document qui engage la conférence ministérielle. Il eut été plus conforme que M. Lamy adresse à la conférence ministérielle un « rapport sur l'état des négociations »
Le projet de déclaration ministérielle a été présenté aux chefs des délégations à Genève. Il a suscité de très nombreuses critiques à telle enseigne que le 1 décembre, M. Lamy a présenté une version révisée de son projet. Cette dernière fait l'objet de la présente note.
Le texte de M. Lamy ne ressemble à aucun document du genre. Sur presque tous les chapitres du programme de négociation décidé à Doha, il présente un état des lieux de la négociation et en prend acte. La formule « nous prenons note » revient très fréquemment. Cette présentation est conforme au souci de « recalibrer » les ambitions de la 6e conférence ministérielle afin d'éviter un échec sur des propositions concrètes. Il y a une exception de taille : les services. L'Annexe C qui leur est consacrée présente un ensemble de décisions à adopter à Hong Kong.
Il faut ajouter que l'absence de propositions constitue également un choix et dès lors une invitation aux Ministres à faire ce choix. Il en va ainsi de la question des brevets et l'accès aux médicaments.
C'est une première raison de rejeter le projet de déclaration ministérielle.

I.1. LE DEVELOPPEMENT


On notera que les documents relatifs au programme de Doha, comme la plupart des déclarations des principaux négociateurs et de ceux qui les soutiennent dans les gouvernements et les médias, font tous référence à la nécessité première de placer le développement au centre des négociations. Manifestement, après quatre années de négociations, c'est surtout du développement des pays les plus riches dont il s'agit.

La théorie économique des avantages comparatifs, qui est vraiment le dogme que professe l'OMC, est celle qui est la moins appliquée dès qu'il s'agit des pays du Sud. En proposant un libre échange linéaire et une ouverture massive des marchés, l'Occident refuse à ces pays le bénéfice de leurs avantages comparatifs.

Et ce ne sont pas les effets d'annonce européens qui changent quelque chose. La fameuse initiative « Tout sauf les armes » (voir sur le site www.urfig.org) s'est bien avérée être un cadeau empoisonné qui n'a guère profité aux pays les plus pauvres. Ceux-ci perdent sur toute la ligne, en particulier les pays d'Afrique qui n'obtiennent rien sur le coton, qui perdent sur la banane et sur le sucre et auxquels les pays riches refusent l'accès aux médicaments essentiels.

L'abondant verbiage sur le développement du texte de M. Lamy ne trompe plus les premiers intéressés, même s'il est toujours relayé par les gouvernements européens, les partis politiques qui les soutiennent et la presse qui les sert.

Si on veut bien se souvenir qu'en 2001, lors de l'adoption du programme de Doha, la principale préoccupation des pays en développement était de redresser le caractère déséquilibré des accords de l'OMC notamment par des modulations dans la mise en ouvre de ces accords ainsi que par des mesures permettant un traitement spécial et différencié selon les pays, force est de constater que les questions de mise en oeuvre ont disparu purement et simplement et que le traitement spécial et différencié est réduit à la portion congrue. Par contre, les négociations ont été recentrées sur l'ouverture des marchés du Sud aux produits manufacturés et aux services en provenance du Nord. Plus on parle de développement, moins on s'en soucie.

C'est une deuxième raison de rejeter le projet de déclaration ministérielle.

I.2. L'AGRICULTURE



Même si le rapport présenté prétend refléter l'ensemble des points de vue, la manière dont ceux-ci sont présentés conduit à faciliter des compromis favorables aux pays industrialisés à la fois en ce qui concerne les subventions à l'exportation, les aides internes et l'accès au marché.

On met en parallèle des niveaux d'intervention différents. Mais on n'indique pas que dans un cas le niveau d'intervention est celui pratiqué dans plus de 50 pays, tandis que dans l'autre il s'agir de la situation qui prévaut dans un seul. Comme le rapport indique qu'un accord doit se trouver à mi-chemin des situations existantes, celle d'un seul pays (en fait les USA) est placée sur le même pied que celle de 50 pays sans que cela soit visible. Les paramètres de la négociation sont ainsi orientés en faveur des pays riches.

Quant au dossier du coton, aucune solution n'est proposée et le texte ne fait même pas état de la proposition du Groupe africain. Les promesses faites aux pays africains en juillet 2004 n'ont pas été tenues.

C'est une troisième raison de rejeter le projet de déclaration ministérielle.

I.3. LE NAMA



Le rapport, bien évidemment, néglige de rappeler que des négociations sur l'ouverture des marchés aux produits non agricoles ont été littéralement imposées aux pays en développement alors qu'ils n'en voulaient pas. Il ignore donc le débat qui s'est tenu sur l'opportunité de telles négociations pour les pays faiblement industrialisés et pour les pays émergents. Il réduit la négociation à des questions de formules chiffrées alors qu'il s'agit en fait d'un conflit entre la volonté des pays fortement industrialisés d'ouvrir de nouveaux marchés et le souci des pays en développement de protéger leurs activités manufacturières naissantes ainsi que les matières premières dont ils sont détenteurs. Au contraire, le rapport fait état de « bons progrès » dans les négociations par secteurs, alors que les pays africains ont toujours refusé d'entrer dans ces négociations.

De plus, le rapport passe sous silence certaines propositions du Sud qui modulent les propositions de réduction des barrières tarifaires et non tarifaires avancées par les pays riches. Celles-ci sont linéaires et tiennent trop peu compte du degré respectif de développement des pays dont les pays industrialisés demandent l'ouverture des marchés.

En outre, le rapport, pourtant éloquent lorsqu'il s'agit de protéger les intérêts des Pays les Moins Avancés (PMA), passe sous silence les principales attentes exprimées par ceux-ci.

Ce rapport est totalement déséquilibré dans la mesure où il met en évidence les termes de la négociation auxquels les pays riches apportent la plus grande attention et ignorent les principales préoccupations des pays en développement. Il crée l'illusion de progrès qui en fait ne représentent que des gains pour les pays riches.

C'est une quatrième raison de rejeter le projet de déclaration ministérielle.

I.4. LES SERVICES (A.G.C.S.)



Depuis cinq ans, la Commission européenne, soutenue par des gouvernements de droite comme de gauche, exige une mise en ouvre « substantielle et significative » de l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), qui va provoquer un bouleversement radical d'un vaste ensemble d'activités de notre vie quotidienne et remettre en question l'exercice des droits collectifs fondamentaux.

Les services recouvrent une multitude d'activités regroupées par l'OMC en 12 secteurs et cent soixante-trois sous-secteurs. Aucun service n'échappe à l'AGCS : ni les services sociaux, ni les services de santé, ni l'enseignement, ni la culture, ni les transports, ni les services environnementaux (en ce compris la gestion de l'eau).

Rappelons, une fois encore, que l'AGCS s'applique aux normes édictées par les pouvoirs publics nationaux, régionaux et locaux pour toutes les activités de service qu'elles soient remplies par le secteur public, par le secteur privé et également par des organismes privés prestataires de services quand ils remplissent des missions d'intérêt général subventionnées par les pouvoirs publics. Contrairement à ce qu'affirment les néolibéraux de droite comme de gauche, l'AGCS ne régule pas les activités de service, il les dérégule afin de les mettre en concurrence. Cette dérégulation est d'une ampleur telle qu'à terme, seules des entreprises privées de taille internationale subsisteront et seulement dans les secteurs fortement rentables. A lui seul, l'AGCS est l'instrument d'un projet de société.

Une telle ambition ne peut se réaliser du jour au lendemain, c'est pourquoi il a été prévu que la mise en ouvre de l'AGCS fasse l'objet de série de négociations successives. A ce jour, la première de ces séries n'a pas encore abouti. C'est sans doute la raison pour laquelle beaucoup, en particulier dans la gauche politique et syndicale, demeurent peu attentifs à ce dossier et négligent les positions adoptées par l'Union européenne en vue des négociations à l'OMC.

Et pourtant, chacun peut observer les effets de l'AGCS dans les pays où, sous la pression du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, on a procédé à son application anticipée. En Amérique du Sud, le chemin de fer, moyen de transport le plus écologique et le moins onéreux, est en voie de disparition au profit du transport routier. En Afrique, la distribution d'eau est tombée dans de nombreux pays dans les mains de firmes privées européennes avec pour conséquences - rentabilité oblige ! - une augmentation du prix de l'eau, une diminution de sa qualité et une limitation de la distribution aux centres urbains. Des firmes privées européennes font payer l'eau en Afrique plus cher qu'en Europe !

Parce qu'ils sont les premiers à vérifier, par anticipation, la nocivité de l'AGCS, les pays en développement sont les plus opposés à sa mise en ouvre. Ce qui explique la lenteur des négociations. Malgré l'intense pression des groupements patronaux sur les gouvernements occidentaux et en particulier sur ceux de l'Union européenne, malgré l'agressivité des négociateurs européens à l'OMC, malgré le recours à des pratiques qui sont une insulte aux procédures démocratiques les plus élémentaires, jusqu'ici, une majorité écrasante de pays du Sud ont opposé une résistance tranquille en usant de la force de l'inertie.

Une flexibilité mise à mal

Ils l'ont fait en parfaite conformité avec les termes mêmes de l'AGCS. En effet, lors de la négociation de l'AGCS, pendant l'Uruguay Round, un accord était intervenu sur les modalités de son application. Ils acceptaient cet accord dont pourtant ils ne voulaient pas et faisaient ainsi une énorme concession aux pays riches. En échange, ils obtenaient que soient inscrites dans le texte des dispositions qui laissent à chaque Etat la liberté de décider à quelle activité de service, à quel moment et avec quelle ampleur il applique l'AGCS. C'est ainsi que l'AGCS, en préambule, reconnaît « le droit des Membres de réglementer la fourniture de services sur leur territoire et d'introduire de nouvelles réglementations à cet égard afin de répondre à des objectifs de politique nationale » et son article XIX dispose que « le processus de libéralisation respectera dûment les objectifs de politique nationale et le niveau de développement des différents membres tant d'une manière globale que dans les différents secteurs. » A ces principes qui concernent tous les Etats, du Nord comme du Sud, s'ajoute une précision : « Une flexibilité appropriée sera aménagée aux différents pays en développement Membres pour qu'ils puissent ouvrir moins de secteurs, libéraliser moins de types de transactions, élargir progressivement l'accès leurs marchés en fonction de la situation de leur développement. » De ces dispositions est né le concept de « listes positives », c'est-à-dire des listes de services auxquels s'applique l'AGCS, listes décidées volontairement et librement par chaque Etat.

Dès l'ouverture de l'actuelle négociation, en 2000, les pays riches (UE, USA, Japon) ont tenté de remettre en cause cette flexibilité. Dans le même temps, en Europe, les responsables de la Commission européenne et les gouvernements répondaient aux critiques que nous formulions par des propos apaisants mettant en évidence le concept de « listes positives ». Comme une majorité écrasante de pays s'opposaient à une application large de l'AGCS, lors de la conférence ministérielle de Doha en 2001, dans le contexte très particulier de l'après 11 septembre, l'Union européenne a réussi à imposer une méthodologie nouvelle : le mécanisme des demandes et des offres. Chaque pays doit adresser à chaque autre Etat membre une liste de services auxquels il veut voir appliqué l'AGCS. Chaque pays doit présenter une liste de services auxquels il est disposé à appliquer l'AGCS chez lui.

Aucune des échéances qui accompagnaient cette méthodologie ne fut respectée par les pays en développement. Quelques pays émergents firent des offres modestes en quantité et limitées en intensité. Et l'Union européenne, qui attendaient des offres « substantielles et significatives » fut la première à exprimer sa « déception ». Pour la conférence de Cancun (2003), les gouvernements européens précisèrent le mandat de la Commission en soutenant une proposition européenne visant à « obliger » chaque Etat à présenter des offres. Cette position européenne a été maintenue et même précisée après Cancun.

Changer l'AGCS pour l'imposer

Avec l'accord des 25 gouvernements européens, la Commission a proposé une nouvelle fois de changer la méthodologie de mise en ouvre de l'AGCS. Sans proposer de modification du texte, elle supprime les flexibilités qu'il contient.

Afin d'obtenir des offres « substantielles », l'UE a proposé d'imposer à chaque pays industrialisé d'appliquer l'AGCS à 139 des 163 sous-secteurs et à chaque pays en développement de l'appliquer à 93 sous-secteurs.

Afin que ces offres soient « significatives », l'UE, avec l'appui du Japon, a demandé que l'ouverture d'un secteur soit obligatoirement accompagnée de « paramètres qualitatifs » dans chacun des quatre modes de fourniture de ce service.

Lorsque le service est délivré à l'étranger sans impliquer une présence du fournisseur (mode 1), le degré actuel d'ouverture ne pourra être modifié et aucune présence du fournisseur dans le pays où le service est fourni ne pourra être exigée. Lorsqu'il s'agit pour un consommateur se trouvant à l'étranger de faire appel à une activité de service (mode 2), aucune limitation ne pourra être imposée. Lorsqu'un fournisseur de service investira dans un pays étranger (mode 3), il devra pouvoir posséder 51% du capital de la société créée rendant ainsi impossible tout traitement différent entre une firme nationale et une firme étrangère. Avec le soutien de l'Inde, l'UE a demandé qu'un investisseur ne soit plus tenu à ce que son investissement respecte un cadre juridique donné. En ce qui concerne le mouvement des personnes physiques (mode 4), toujours avec le soutien de l'Inde, l'UE a proposé une plus grande flexibilité dans l'ouverture d'un Etat au personnel en provenance, à titre temporaire, d'un autre Etat.

En outre, pour contourner les résistances, l'UE, qui a obtenu le feu vert des gouvernements européens le 6 septembre au Comité 133, a proposé l'ouverture de négociations plurilatérales, c'est-à-dire entre les Etats qui souhaitent appliquer l'AGCS à un nombre encore plus élevé de services avec une intensité encore plus grande. L'objectif avoué est de supprimer, entre les Etats associés à cette négociation, les entraves à l'accès au marché pour la totalité des sous-secteurs dans le cadre du mode 3 (investissement).

On s'en rend compte, les propositions européennes - dans lesquelles on retrouve des dispositions de la proposition Bolkestein - suppriment toute flexibilité dans la mise en ouvre de l'AGCS.

Avec l'annexe C du projet de déclaration ministérielle, inchangée dans la version révisée par rapport à la version initiale, l'UE obtient très largement satisfaction sur les orientations générales de la mise en ouvre de l'AGCS et le changement de méthodologie pour y parvenir. Sans doute quelques indications chiffrées ne sont-elles pas reprises, (au grand dépit de la Commission européenne qui entend les introduire), mais la précision de la formulation et la référence explicite aux travaux conduits dans le cadre du Conseil des services ne permettent aucun doute sur la radicalité de la mise en ouvre de l'AGCS qui serait décidée si ce texte devait être adopté. Les négociations plurilatérales annoncées contraindraient les pays auxquels des demandes ont été adressées d'y participer. Avec le principe du traitement de la nation la plus favorisée, dont il est proposé de supprimer les exceptions, il suffirait une fois conclu un accord plurilatéral de le multilatéraliser. On voit la .

Une écrasante majorité de pays ont exprimé leur refus des propositions européennes devenues les propositions de l'OMC. Les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, de nombreux pays d'Asie et d'Amérique latine ont indiqué qu'ils refusent que soient décidés des objectifs quantitatifs et qualitatifs, des objectifs sur les modes de fourniture et sur les secteurs, ainsi que des dispositions autorisant des négociations plurilatérales. Ils ont demandé que l'Annexe C soit, elle aussi, « recalibrée » pour refléter les désaccords persistants.

Le statut de cette Annexe C a été au centre des débats du Conseil général du 2 décembre : les pays en développement ont obtenu que la référence à l'Annexe C dans le texte proprement dit de la déclaration ministérielle soit mise entre crochets, ce qui signifie que cette Annexe ne fait pas l'objet d'un accord. Il demeure toutefois qu'il est indiqué (point 21) que les négociations qui se dérouleront en 2006 auront pour objectif d'augmenter les engagements en quantité et en qualité.

On se trouve donc à la veille de Hong Kong devant 4 possibilités :

a) les pays riches, Union européenne en tête, vont tenter de faire disparaître les crochets qui encadrent dans le texte la référence à l'Annexe C ce qui signifierait que celle-ci constituerait le document de base pour la négociation ;

b) des pays en développement vont s'efforcer d'obtenir la suppression du point 21 ;

c) des pays vont tenter, si l'Annexe C est rétablie comme base de négociation d'en modifier les termes ;

d) des pays vont présenter une Annexe C totalement neuve.

Il ne fait aucun doute que pour la première fois l'AGCS sera un dossier au centre des débats d'une conférence ministérielle de l'OMC. Un dossier qui pourrait devenir aussi explosif que le fut l'investissement à Cancun si, comme à Cancun, les Européens manifestent la même arrogance et la même obstination.

C'est une cinquième raison de rejeter projet de déclaration ministérielle.

I.5. LES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE ET LA SANTE



Le projet de déclaration réaffirme l'attachement à la décision du 30 août 2003 sur la possibilité conditionnelle d'importer des médicaments génériques.

Je ne reviens pas sur ce qui j'ai écrit dans ma note III du 14 novembre. Les pays en développement continuent de demander une révision de l'ADPIC lui-même afin de permettre l'accès aux médicaments essentiels puisqu'ils ont vérifié que la décision de 2003 est inapplicable. Européens et Américains n'acceptent pour toute modification à l'ADPIC que l'intégration des dispositions de cette décision (avec la déclaration interprétative restrictive qui l'accompagne pour les USA ; sans pour l'UE) C'est une fin de non recevoir des Occidentaux à la nécessité de permettre l'accès effectif aux médicaments.

Des milliers de gens vont continuer de mourir chaque jour parce qu'ils ne peuvent se soigner à cause des décisions occidentales. Les 25 gouvernements de l'Union européenne qui soutiennent cette position présentée par la Commission Barroso peuvent à bon droit être accusés, en même temps que les gouvernements américain et suisse, de complicité de crime contre l'humanité.manoeuvre

C'est une sixième raison de rejeter projet de déclaration ministérielle.

I.6. VERS HONG KONG



Deux types de réunions se tiennent en parallèle pour examiner le projet de déclaration ministérielle : les réunions régulières où tous les Etats membres ont le droit d'assister mais où on ne négocie pas et des réunions informelles où, autour du directeur général, négocient l'UE, les USA, le Japon et une vingtaine d'autres pays.

La semaine qui commence est la dernière pendant laquelle le texte révisé du projet de déclaration ministérielle pourrait encore être modifié avant que commence la conférence.

II. AU PARLEMENT EUROPEEN



En vue de la conférence de Hong Kong, le Parlement européen a organisé un débat. Comme il est d'usage, même si cela n'a guère d'influence sur la Commission et le Conseil des Ministres, une résolution est adoptée en conclusion de ce débat. A cet effet, chaque groupe politique prépare son propre projet de résolution. Comme aucun groupe ne dispose de la majorité absolue, l'étape suivante consiste à négocier avec d'autres groupes afin de réunir le plus grand nombre de soutiens au texte négocié.

Le groupe socialiste avait le choix : soit négocier à gauche avec la Gauche Unitaire Européenne - Gauche Verte Nordique (GUE/NGL) et les Verts, soit négocier à droite avec le PPE (les conservateurs britanniques, les chrétiens démocrates et l'UMP), l'ALDE (les libéraux dont l'UDF) et l'Union pour l'Europe des Nations (un groupe d'ultra nationalistes qui comprend quelques fascistes). Les socialistes ont choisi de négocier à droite un texte très néolibéral dont un des signataires est le Français Harlem Désir (document du 28 novembre 2005).

On peut y lire que « grâce au système commercial multilatéral de l'OMC la croissance mondiale, le développement et l'emploi ont augmenté significativement. » Ce que toutes les études indépendantes contredisent. Et en conséquence, le texte appuie toutes les décisions prises à l'OMC, bien souvent à l'initiative de la Commission européenne soutenue par les 25 gouvernements.

Les socialistes avec les libéraux, la droite et l'extrême-droite, dans leur projet de résolution commune, formulent les points de vue suivants :

a) dans une phraséologie en tous points conforme au double langage de la Commission européenne et de l'OMC, les amis de Pascal Lamy, alliés pour la circonstance aux conservateurs de toute l'Europe et à l'extrême droite, certifient qu'un accord sur le programme de négociation [totalement favorable aux pays les plus riches] décidé à Doha en 2001 va « bénéficier à l'emploi, à la croissance et à la sécurité en Europe tout en offrant de nouvelles opportunités aux exportateurs européens dans une économie globale ouverte et au profit d'un monde plus stable ». On croit rêver. Depuis quand le libre échange a-t-il été créateur de plus d'égalité entre les peuples, de plus de justice dans chaque pays, de plus de prospérité pour tous ? Les socialistes ont totalement renoncé à ces exigences dont la satisfaction peut seule apporter la sécurité et la stabilité.

Si ce programme de Doha était si bienfaisant, pourquoi, depuis quatre ans, suscite-t-il tant d'oppositions au point qu'aucun des points de ce programme n'a débouché sur un accord ?

b) ils expriment leur soutien à la Politique Agricole Commune (PAC) de l'UE dont on sait qu'elle est à l'origine de la disparition de centaines de milliers d'emplois dans le monde rural, de graves crises sanitaires et de dégâts écologiques majeurs sans nous avoir pour autant apporté la pleine autonomie alimentaire (l'Europe est importatrice nette d'oléagineux). Dans le même temps, ils consacrent un couplet à l'agriculture multifonctionnelle qui devrait intégrer le souci d'une alimentation de qualité, d'une protection de l'environnement et de l'emploi rural. Double langage qui ne trompe plus personne.

c) ils demandent que les négociations sur l'ouverture des marchés aux produits manufacturés et aux matières premières - que les pays en développement n'ont jamais demandées et qui leur sont imposées - soient « accélérées aussi vite que possible » ; et de répéter le slogan que « les barrières commerciales sont un obstacle au développement durable ». Négligeant totalement le fait que les droits de douane représentent une des principales ressources des pays du Sud, ceux qui se prétendent socialistes soutiennent, avec les portes paroles politiques du patronat, la plus néocolonialiste des négociations ! Quand on sait que le concept de développement désigne en fait l'emprise des firmes du Nord sur les pays du Sud, on comprend que les pays riches veulent que ce développement soit durable et que toute résistance à cette emprise contrevienne à sa durabilité.

d) ils soulignent la nécessité que la conférence de Hong Kong « conduise à un accord ambitieux sur les services » qui apporte l'ouverture des marchés pour les entreprises européennes tout en concédant que cela ne devrait pas s'appliquer à la santé, l'éducation et la culture. Mais en contradiction avec tous les engagements pris à l'OMC, ils exigent la pleine réciprocité entre l'ouverture des marchés européens et ceux du Sud. Ils soutiennent la modification de fait de l'AGCS que l'UE réclame pour forcer les pays qui refusent de mettre cet accord en ouvre à l'appliquer.

e) ils demandent sans autre précision une « solution permanente » pour l'accès aux médicaments essentiels sans indiquer le contenu de cette solution, alors que la Commission européenne entend imposer comme « solution permanente » la décision de 2003 qui s'est avérée impraticable.

f) dans un remarquable appel à la servitude volontaire, ils soulignent « l'importance d'un soutien public et politique au système de l'OMC » tout en proposant des réformes dont ils ne fournissent aucune indication sur leurs orientations et leur contenu. Un bel exemple de « socialisme d'accompagnement ».

L'alliance ainsi formée sur ce texte entre socialistes, libéraux, droite et extrême droite a permis une synthèse qui est assurée d'obtenir la majorité. C'est donc un tel texte qui sera l'expression du Parlement européen. Pas de quoi se réjouir ! De synthèse en synthèse, la social-démocratie abandonne toujours un peu plus les peuples qu'elle prétend représenter.


Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès du mouvement social
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L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (V)
DERNIERS DEVELOPPEMENT A GENEVE AVANT LA CONFERENCE


Par Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès de l'URFIG et de la Fondation Copernic
Hong Kong, 13 décembre 2005


RAPPEL



26 novembre : premier projet de Déclaration ministérielle ; présentation aux Chefs de délégation et au Comité des négociations commerciales de l’OMC : très nombreuses et vives critiques.

29 novembre : le Conseil de l’ADPIC décide de prolonger le délai d’application de l’ADPIC aux PMA du 1 janvier 2006 au 1 juillet 2013. Les PMA avaient demandé qu’il soit prolongé jusqu’au 1 janvier 2021. Ils demandaient 15 ans, ils ont obtenu 7,5.

30 novembre : Groupe Africain, G 33 et Brésil considèrent que le projet de déclaration ministérielle ne reflète pas les positions exprimées.

1 décembre : 2e projet de Déclaration ministérielle présenté comme une « version révisée » du premier ; ce texte ne contient pas de changements substantiels, sauf qu’il souligne que les annexes sont de la seule responsabilité des chefs de négociation et qu’il amplifie la description des différentes positions sur l’Agriculture et NAMA. Par contre, concernant les services, les § 19 à 21 et l’Annexe C sont inchangés. Sur le coton, le texte reflète l’attente du Groupe Africain pour qu’une solution effective intervienne à Hong Kong.

2 décembre : réunion du Conseil Général : le statut du texte (un document sous la seule responsabilité du Directeur général ou un document reflétant le consensus du Conseil général ?) et l’AGCS sont les deux principaux sujets discutés.

Concernant le statut du document, le Directeur général promet que le texte de projet de déclaration ministérielle envoyé à Hong Kong sera précédé de la note d’introduction qui souligne qu’à l’exception de l’Annexe F relative à la facilitation des échanges, aucune des annexes n’a fait l’objet d’un accord. Moyennant cet engagement, le Conseil général donne son accord pour déclarer que le document est soutenu par le consensus.

Concernant l’AGCS, il est décidé, sur l’insistance des pays africains qui résistent aux menaces européennes, de mettre, au § 21, la référence à l’Annexe C entre crochets. Ce qui signifie que cette Annexe ne fait pas l’objet d’un accord.

Décisions relatives au fonctionnement de la conférence :
- elle sera présidée par le Secrétaire au Commerce de Hong Kong, M. John Tsang
- 6 facilitateurs ont été désignés :
Agriculture : le ministre du Kenya
NAMA : Pakistan
AGCS : Corée
Développement : Guyane
Règles : Norvège
Autres sujets : Chili

De nombreuses réunions informelles ont commencé le 2/12. En particulier, au plus haut niveau (ministres ou Commissaire européen) entre l’UE les US, le Brésil, l’Inde, le Japon et l’Australie.

LES DECISIONS DE GENEVE : COUP DE FORCE DE LAMY



En ce qui concerne l’ADPIC, outre l’accord sur la prolongation de 7,5 ans du délai d’application pour les PMA, un accord est intervenu le 5 décembre pour intégrer la décision du 30 août 2003 dans l’ADPIC. On sait que cette décision n’apporte aucune solution praticable au problème de l’accès aux médicaments. Il s’agit en fait d’une grande victoire de l’UE et des USA qui ne veulent pas d’une vraie réforme de l’ADPIC. Ceux qui nous gouvernent ont choisi délibérément la mort de centaines de milliers d’êtres humains.

Le 7 décembre, le directeur général de l’OMC publie la 3e version du projet de déclaration ministérielle. C’est la version définitive. Elle ne contient pas la note d’introduction qui faisait partie intégrante de la version 2. Cette note est remplacée par une lettre séparée adressée au président de la conférence, le Secrétaire au Commerce de Hong Kong, M. Tsang. Mais une telle lettre n’a aucune valeur juridique. Elle n’est même pas référencée par des chiffres et des lettres comme document officiel de l’OMC ! M. Lamy a abusé de la confiance des membres du Conseil général.

Sans cette note, de l’aveu de diplomates en poste à Genève, il sera beaucoup plus difficile de se rendre compte que le document ne fait pas le consensus. Les ministres, qui n’ont pas suivi pas à pas les délibérations de Genève, auront beaucoup plus de mal à percevoir les éléments d’accord et de désaccord pour chacun des sujets. Or, pendant la conférence ministérielle, il est fréquent que des réunions informelles soient convoquées par le directeur général avec l’appui de l’UE et des USA où des ministres de pays en développement n’ont pas le droit d’être accompagnés de leur ambassadeur à Genève. Cela s’est fait à Doha et à Cancun.

Le Brésil et le Venezuela ont immédiatement protesté et demandé que la note introductive soit incorporée dans le projet de déclaration ministérielle comme promis, mais sans succès.

LES PREVISIONS POUR HONG KONG



Généralement, les observateurs s’attendent à ce que la conférence donne lieu à d’intenses négociations sur les services. Pour la première fois dans une conférence ministérielle de l’OMC, la probabilité est grande que l’AGCS soit au centre des débats. Le Japon, qui demanderait l’adoption de l’Annexe C (voir ma note IV), ferait des propositions de calendrier pour des négociations plurilatérales sur la mise en œuvre de cet accord. Mais pousser trop loin dans cette direction peut conduire à un échec.

On ne tenterait pas d’obtenir un accord sur les dossiers de l’agriculture et de l’accès au marché des produits manufacturés (NAMA). On s’efforcerait d’avancer dans les négociations jusqu’aux limites du possible par le biais de réponses à 6 questions sur le dossier agricole et à 3 questions sur le dossier NAMA (ces questions se trouvent sur le site de l’OMC : www.wto.org ).

On sauverait l’image de la conférence en s’accordant sur un ensemble de propositions présentées comme favorables au développement. C’est ce qu’a suggéré le Japon en avançant l’idée d’un « paquet développement » dont le détail indique qu’il s’agira en fait d’un paquet vide. En effet, il contiendrait surtout l’annonce d’une aide importante (« aid for trade ») pour faciliter l’application des accords de l’OMC (alors que ces pays demandent depuis dix ans une négociation sur les modalités d’application de ces accords), quelques propositions en ce qui concerne le traitement spécial et différencié (mais pas celles qu’attendent les pays du Sud) et il intégrerait les décisions prises à Genève sur l’ADPIC. On peut s’attendre, dans cette hypothèse, à un matraquage médiatique sur « le développement placé au centre des négociations à l’OMC. »

Toutefois, dans une récente analyse (6 décembre), Martin Khor, le directeur de Third World Network, fait état d’une initiative conjointe au Brésil et à l’Inde en vue de débloquer les négociations. Lors d’une réunion des ministres des finances du G7, tenue à Londres le 4 décembre, ces deux pays auraient annoncé qu’ils allaient faire des propositions sur le NAMA et les services pour tenter de débloquer les négociations. L’Inde aurait proposé une réduction de 50% des tarifs douaniers sur les produits manufacturés. Elle aurait fait des offres dans le dossier des services et se serait déclarée favorable à l’Annexe C. Le Brésil aurait également déclaré être prêt à des concessions sur le NAMA à condition que l’UE et les USA bougent sur l’agriculture. Le Brésil aurait également exprimé sa disponibilité en ce qui concerne les services.

On sait que les ministres des finances de ces deux pays sont des Strauss-Kahn locaux, chauds partisans de la libéralisation la plus poussée bien qu’appartenant à des formations réputées à gauche ou au centre-gauche. On peut penser également qu’il s’agit de préparer l’absence de décision à Hong Kong pour en désigner les responsables. Ne spéculons pas, mais, cela étant, on peut craindre que les pays en développement soient, à Hong Kong ou plus tard, lâchés par ces deux pays émergents.



Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès du mouvement social
URFIG - www. urfig.org
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L'OMC : DE DOHA A HONG-KONG VIA GENEVE (VI)
LES LECONS DE HONG KONG


Par Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès de l'URFIG et de la Fondation Copernic
20 décembre 2005



La bonne nouvelle de Cancun ne s'est pas reproduite. « Ils » ont gagné. Nous avons perdu. En quoi est-ce leur victoire et quelles leçons en tirer, c'est le propos de cette dernière note de la série consacrée à la 6e conférence ministérielle de l'OMC. Je tiens à remercier le groupe parlementaire européen Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique qui m'a fourni les moyens d'effectuer ce travail et de le faire en toute indépendance. Ces 6 notes ainsi que les 5 textes rédigés au quotidien depuis Hong Kong se trouvent sur le site de l'URFIG (www.urfig.org) à la rubrique Hong Kong.

UNE VICTOIRE DU BUSINESS , UN ECHEC POUR LES PEUPLES



Les élites politico-médiatiques occidentales soulignent les gains obtenus par les pays en développement. Mais ils omettent d'indiquer que pour ces miettes concédées parcimonieusement par les gouvernements occidentaux totalement au service des firmes transnationales, les pays en développement vont avoir à subir le coût des décisions favorables aux pays riches. Un compte rendu honnête de l'accord de Hong Kong exige une présentation complète de ce que les pays en développement ont obtenu et de ce que les pays riches ont obtenu que les pays en développement vont avoir à subir.

AGRICULTURE



On a offert une promesse et un engagement aux pays du Sud :

a) la promesse : le droit des pays en développement à protéger leurs produits qui sont d'une importance vitale. Mais ce n'est qu'une promesse et on sait ce qu'elles valent quand elles viennent des Européens et des Américains ; à l'OMC ils en font depuis 1994 et elles n'ont jamais été transformées en décisions concrètes.

b) l'engagement : éliminer d'ici à 2013 les subventions à l'exportation et les aides équivalentes. Mais les subventions européennes à l'exportation représentent seulement 3,5% de soutien total que l'UE accorde à son agriculture. Et leur élimination se fera de manière « progressive et parallèle », ce qui signifie, en langage décodé, que UE et USA vont se surveiller mutuellement pour vérifier s'ils avancent au même rythme. De belles empoignades en perspective dont les victimes seront encore une fois ceux qui souffrent de ces subventions.

Le texte ne prévoit pas l'élimination des subventions internes des pays riches qui entraînent le dumping et il ne propose pas un renforcement du contrôle sur les aides autorisées. Le dumping mondial va se poursuivre, détruire des centaines de milliers de fermes et briser des millions de vies. Il n'y a aucune garantie que les pays en développement auront un accès assez significatif aux marchés du Nord.

Et surtout, mais je conviens qu'il s'agit d'une autre logique, aucune disposition n'a été prise qui respecterait un droit fondamental des peuples : la souveraineté alimentaire. Au nom du libre échange, on entend imposer un système où l'alimentation des peuples dépendra de quelques firmes agroalimentaires sans le moindre respect pour le droit de choisir son alimentation, sans le moindre respect pour les modes de production librement choisis par les paysans, sans le moindre respect pour la qualité de la vie et du cadre de vie. Hong Kong ouvre la voie à la domination du monde par quelques grandes firmes privées de l'agro-industrie.

Quand on entend le ministre brésilien déclarer « le Brésil a vocation à nourrir le monde » et qu'on sait que les produits brésiliens sont infectés d'OGM, cela fait froid dans le dos.

COTON


Sur le coton, les Etats-Unis doivent éliminer toutes les formes de subventions à l'exportation, mais ce n'est finalement que le respect d'une décision de justice. Et surtout cela ne concerne pas l'essentiel. Car les subventions à l'exportation ne représentent que 10% du montant total concerné. La proposition ne règle pas le problème des aides internes dont la preuve a été administrée qu'elle faussent le commerce et facilitent le dumping.

Comme le souligne l'Association des producteurs africains de coton : « la question essentielle, celle des soutiens internes, ne fait l'objet d'aucune proposition concrète ».

Vingt-cinq mille producteurs américains pèsent plus lourds que des millions de producteurs africains.

On consentira un sourire amère quand on lira qu'à Hong Kong, les pays africains ont reçu le droit d'exporter leur coton vers les Etats-Unis qui sont exportateurs nets de coton. De qui se moque-t-on ?

OUVERTURE DES MARCHES AUX PRODUITS NON AGRICOLES


Pour la première fois dans le système commercial multilatéral, tous les pays membres de l'OMC vont être tenus d'appliquer une formule unique de réduction des droits de douane qui affecte tous les produits.

Ainsi, les produits manufacturés des pays riches vont pouvoir concurrencer ceux des pays en développement sans que ces derniers puissent protéger leurs entreprises, leurs propres activités manufacturières. Comme si les uns et les autres se trouvaient sur pied d'égalité dans cette compétition.

Plusieurs études avaient prévenu qu'une telle décision représentait l'initiative la plus hostile au développement durable (mais que signifie encore cette expression galvaudée par tous les libéraux ?) des pays du Sud. La désindustrialisation est la suite logique de cette ouverture des marchés. Elle va frapper directement et immédiatement bon nombre de pays en développement. Mais qui pense un instant qu'elle épargnera certains pays d'Europe ?

L'ouverture des marchés aux produits non agricoles concerne également les ressources naturelles en ce compris les minéraux, les forêts, les zones de pêche. Les conséquences sur l'environnement risquent d'être catastrophiques pour une planète dont la survie est désormais directement menacée par les nuisances des pratiques productivistes.

PAYS LES MOINS AVANCES (PMA)


Au-delà d'une rhétorique surabondante sur la nécessité de rencontrer les préoccupations spécifiques des PMA, rhétorique relayée avec la même abondance par la plupart des média qui ont décidément abandonné toute forme d'indépendance intellectuelle, les PMA ont obtenu un geste qui réclame un examen critique : le libre accès aux marchés des pays riches « en franchise de droits et sans contingent pour les produits originaires des PMA ».

Mais les pays riches gardent le droit de limiter cette ouverture à 97% des produits en provenance des PMA, ce qui leur laisse la liberté d'appliquer des quota et des taxes sur les 3% restants dans lesquels il leur est loisible de faire figurer les principales exportations des PMA : riz, sucre, textiles, par exemple. Comme l'observe avec pertinence Martin Khor, directeur de Third World Network, « on a concédé des droits aux PMA dans des domaines où ils ne peuvent pas les exercer. »

SERVICES


Les modalités de la négociation sur la mise en ouvre de l'AGCS voulue par l'Union européenne et ses 25 gouvernements ont été adoptées. Par les techniques décrites dans ma note IV du 5 décembre, il sera possible de contraindre des Etats à libéraliser des activités de service. Un calendrier a même été arrêté qui devrait conduire à des résultats concrets à la fin de 2006. Aucune activité de service n'est à l'abri, sauf l'armée, la magistrature, les forces de l'ordre et les services administratifs des pouvoirs nationaux, régionaux et locaux. La santé, l'enseignement, les transports, les services sociaux, les services culturels et audio-visuels (et ce ne sont que quelques exemples), quel que soit le niveau territorial où ils sont fournis et quel que soit le pays, sont désormais la cible des gouvernements les plus libéraux.

Plus que jamais le concept de service public est directement menacé.

Pour les pays en développement, les flexibilités contenues dans l'AGCS ne sont plus que lettres mortes. Et les services de première nécessité pour eux (eau, énergie) ne seront plus accessibles qu'à ceux qui pourront se les payer. On mesure aisément les conséquences dans le domaine agricole.

Pour nous Européens, une première réaction s'impose : dire non à la proposition de directive européenne sur les services, mieux connue sous le nom de proposition Bolkestein. C'est le cadre légal de l'adaptation de l'AGCS à l'espace européen. Le rejeter, c'est gagner un premier combat dans le rejet de l'AGCS. Rendez-vous à Strasbourg en février.

DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE ET SANTE


Un crime contre l'humanité est désormais légalisé par les gouvernements des Etats membres de l'OMC. Parce que l'Union européenne, les USA et la Suisse entendent protéger les plantureux bénéfices des multinationales pharmaceutiques, ils ont décidé de figer dans un traité international la décision provisoire du 30 août 2003 sur l'accès aux médicaments essentiels dans les pays n'ayant pas de capacité de production pharmaceutique. Or, il a été démontré que le mécanisme mis en place par cette décision est impraticable.

Rien n'a changé : ceux qui sont malades ne peuvent se soigner parce que le prix des médicaments est trop élevé. En 2005 ! Le sort de millions de gens laisse totalement indifférents les gouvernements de l'Union européenne et les partis politiques qui les soutiennent. Tout ce qu'ils proposent, c'est le retour à la charité qui est la plus insidieuse négation des droits fondamentaux de la personne humaine.

Que ceci demeure présent dans nos mémoires, car celles et ceux qui ont participé à ce choix ne sont rien d'autre que des criminels.

CONCLUSIONS : LE NECESSAIRE BILAN


Le temps d'un bilan est venu. Ce bilan est triple :

a) les progrès économiques annoncés par le libre échange non régulé et non modulé voulu par les accords de l'OMC ne se sont pas vérifiés

Le niveau de vie des peuples n'a pas augmenté. Là où ils connaissent des applications avancées suite à la pression de la Banque Mondiale et du FMI, le libre-échange à la manière de l'OMC a provoqué la perte de l'autosuffisance alimentaire et la destruction de centaines de milliers d'emplois dans l'agriculture. On cite souvent la Chine en exemple du succès d'un capitalisme restauré. Mais on ne remet pas les chiffres en perspectives. Si 25 millions de Chinois - et on se réjouit pour eux - ont atteint un niveau de vie décent, que dire du milliard trois cent soixante quinze millions restant ? Une bourgeoise s'est reconstituée, c'est tout. Mais où donc sur la planète, la richesse produite par le libre-échange au bénéfice de quelques-uns a-t-elle compensé la misère qu'il a provoquée chez un très grand nombre ?

Le bien être des consommateurs ne s'est pas amélioré. Gouvernements, partis politiques et médias acquis au libéralisme nous ressassent que les consommateurs sont les premiers bénéficiaires de la libéralisation. Quelqu'un connaît-il un cas où la libéralisation de la distribution d'eau ait provoqué une diminution du prix au mètre cube fourni ? Quelqu'un connaît-il un cas où la libéralisation de l'électricité ait provoqué une baisse du prix du kilowatt ? C'est tout le contraire et des pays d'Afrique qui ont commis l'erreur de croire à la propagande libérale paient aujourd'hui plus cher une eau de moins bonne qualité qui n'est plus distribuée partout.

Le libre échange ne peut être une fin en soi. C'est une méthode. Et elle doit impérativement être encadrée et modulée. Encadrée pour qu'elle serve d'autres objectifs que le profit et, à tout le moins, qu'elle ne les menace pas. Modulée, parce que le libre-échange entre acteurs de niveaux différents, c'est toujours l'écrasement du faible par le fort. Or, le libre échange qu'impose l'OMC élimine toute forme d'encadrement et ignore systématiquement les différences. Tout en proclamant le contraire. Mais il n'y a pas une seule disposition dans les accords de l'OMC relative au secteur privé ; il n'y a pas une seule mesure concrète et effective qui module en fonction des pays la déréglementation généralisée qu'imposent ces accords.

b) les engagements pris à l'égard des pays en développement et en particulier les plus pauvres d'entre eux n'ont pas été tenus.

La phraséologie pro développement insérée en 1994 dans les Accords de Marrakech afin d'obtenir l'assentiment des pays en développement déjà membres du GATT à la création de l'OMC et à l'application d'un libre échange sauvage à des matières n'ayant qu'un rapport lointain avec le commerce (entendu comme l'échange des biens et de marchandises) ne s'est pas traduite en décisions concrètes.

Cette même phraséologie pro développement qui emballe le programme de négociation décidé à Doha en vue de renforcer le pouvoir de l'OMC et d'étendre le libre échange sauvage à des nouvelles matières n'a pas trouvé davantage de concrétisation à Hong Kong.

Il suffit pour s'en convaincre de comparer deux dispositions ayant trait aux pays les moins avancés :

En 1994, l'article XI, §2 de l'Accord établissant l'OMC contient la disposition suivante :

« Les pays les moins avancés reconnus comme tels par les Nations Unies ne seront tenus de contracter des engagements et de faire des concessions que dans la mesure compatible avec les besoins du développement, des finances et du commerce de chacun d'entre eux ou avec leurs capacités administratives et institutionnelles. »

En 2005, après onze ans d'efforts des gouvernements du Sud et des ONG, avec les promesses des gouvernements européens, de la Commission européenne, des USA, du Japon et de leurs satellites, avec le discours pro développement mille fois répétés par les acteurs politiques occidentaux et leurs relais médiatiques, le résultat est le suivant dans le texte adopté à Hong Kong (Annexe F - traitement spécial et différencié) :

« Il est réaffirmé que les pays les moins avancés ne seront tenus de contracter des engagements et faire des concessions que dans la mesure compatible avec les besoins du développement, des finances et du commerce de chacun d'entre eux ou avec leurs capacités administratives et institutionnelles. »

On mesure le progrès accompli !!!

c) Hong Kong consacre l'échec d'une illusion

De nombreux gouvernements, dans le Sud, ont cru de bonne foi aux promesses des Accords de Marrakech de 1994 et du programme de négociation arrêté à Doha en 2001. D'autres n'y ont pas cru, mais ils ont fait semblant d'oublier que ces promesses n'avaient pour seul but que d'obtenir leur adhésion à des propositions très favorables aux pays riches.

Tous se sont appuyés sur ces textes pour en exiger la matérialisation. On a ainsi assisté, à Genève, pendant les quatre années de négociations qui ont suivi Doha aux rappels, parfois pathétiques mais toujours vains, des orientations inscrites dans un programme faussement baptisé « Agenda de Doha pour le Développement ».

Avec ces gouvernements, un certain nombre d'ONG ont pris au mot les promesses de Marrakech et de Doha. Elles se sont engagées dans un intense travail d'analyse et de propositions en vue de leur donner réalité. Elles ont privilégié un « dialogue constructif » avec des institutions comme la Commission européenne ou l'OMC. Elles ont poussé les gouvernements du Sud et ceux d'Afrique en particulier à la négociation d'accords qui auraient été plus équilibrés et leur auraient permis de tirer le meilleur d'un libre échange soudainement encadré et modulé. Elles ont ainsi donné du crédit à une négociation où tous les dés sont pipés.

Elles ont entretenu l'illusion que c'était possible parce qu'elles ont entretenu l'illusion de la bonne foi des libéraux de droite et de gauche d'Europe et des USA lorsqu'ils parlent de développement et de solidarité. Elles ont entretenu l'illusion que l'OMC pouvait fonctionner selon des règles de droit. Elles ont fait croire que des gangsters pouvaient se comporter comme des anges.

L'échec de Hong Kong, c'est aussi l'échec de cette stratégie des gouvernements du Sud comme des ONG qui les ont conseillés. Il faut maintenant en tirer les conséquences. Le plus mauvais choix serait de persévérer.

CONSTRUIRE L'ESPERANCE


Il y a, au Nord et au Sud, des associations et des ONG qui font un travail remarquable d'analyse et de pédagogie et qui ne se trompent pas sur la réalité de ce qui se trouve en face. Il y a, au Nord et au Sud, des parlementaires, qui ne cèdent pas au néolibéalisme et qui ne se contentent pas d'en atténuer les effets désastreux.

A Hong Kong, des parlementaires africains se sont exprimés avec compétence et conviction sur l'AGCS (voir leur appel sur le site de l'URFIG). Ils ont rejeté l'Annexe C. Ils n'ont pas été entendus. Parce qu'ils sont isolés.

Tirer les leçons de Hong Kong pour celles et ceux qui ne veulent pas un monde marchandisé, c'est construire un nouvel internationalisme basé sur le respect des différences et la complémentarité des convictions, mais c'est aussi enrichir le maillage des réseaux altermondialistes d'un prolongement politique crédible.

Nous sommes entrés dans un XXIe siècle où la modernité proposée consiste, au nom de la réforme désormais au service de la régression politique et sociale, à retourner aux pratiques d'exploitation locales et internationales du XIXe siècle.

Comment ne pas ressentir profondément que ce qui est en cause, c'est la souveraineté des peuples et, au-delà, la dignité de la personne humaine ? Les conquêtes politiques et sociales pour lesquelles nos aînés se sont tant battus parfois jusqu'au sacrifice de leur vie sont les cibles directes des accords de l'OMC et des négociations en cours. Priver le suffrage universel de toute effectivité, priver les pouvoirs publics de toute capacité d'action, démanteler les systèmes de redistribution de la richesse produite, c'est à cela que s'emploient libéraux de droite et de gauche à la solde du patronat lorsqu'ils négocient à l'OMC.

Comment ne pas constater que les droits consacrés par l'ONU dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, dans le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels et dans le Pacte international sur les droits civils et politiques, trois textes considérés comme les plus grandes avancées de l'humanité, sont aujourd'hui systématiquement foulés au pied ?

La stratégie des libéraux de droite et de gauche est la même employée à l'OMC pour remettre en cause la décolonisation que celle employée en Europe pour remettre en cause le suffrage universel, les droits fondamentaux individuels et collectifs, la solidarité organisée : conférer des pouvoirs contraignants à des institutions (Union européenne, OMC) qui échappent au contrôle démocratique ou, si on veut, reprendre par le haut, tout ce qui a été concédé au niveau national et renier ailleurs tout ce qui a été consacré dans le cadre de l'ONU.

Qui ne voit que c'est la même restauration conservatrice qui est à l'ouvre de la part des libéraux de droite et de gauche qui disent « oui » au traité constitutionnel européen et « oui » aux accords de l'OMC ?

Comment ne pas trouver actuel le vieil appel à l'unité de toutes les victimes de ce qu'on appelait il n'y a pas si longtemps le capitalisme, rebaptisé aujourd'hui en néolibéralisme, mais qui, aujourd'hui comme hier, signifie le pouvoir de l'argent ?

Comment ne pas se rendre compte que le combat n'a jamais cessé et que nous fûmes hier les barbares devenus les esclaves et puis la plèbe, plus tard les serfs, plus récemment le prolétariat, aujourd'hui la racaille, mais toujours les exploités, même si certain d'entre nous, par notre appartenance géographique, sommes devenus une nouvelle fois complices malgré nous de l'exploitation dont, aujourd'hui avec l'OMC comme hier avec la colonisation, Europe et USA sont les principaux acteurs ?

De Spartacus au Che, nous avons subi beaucoup de défaites. Mais le combat continue. Aucune défaite ne détruira la dignité qui est en chaque être humain. Après que la nuit soit tombée sur Hong Kong, le soleil s'est levé sur La Paz.

Aujourd'hui il y a grande souffrance. Mais de cette souffrance tirons la volonté de résister.

Racailles de tous les pays, unissons-nous !


Raoul Marc JENNAR
chercheur auprès du mouvement social
URFIG - www. urfig.org
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